Mon père qui avait partagé la période carcérale de Da Abdenour, dans ces geôles, me racontait que chaque fois qu'il revenait d'une séance de torture, ce dernier criait au visage de ses tortionnaires : "Vous pouvez nous torturer ou même nous tuer, vous finirez par quitter ce pays." Maître Abdenour Ali Yahia vient de boucler le centenaire de son âge, certes diminué physiquement, mais gardant une lucidité étonnante pour quelqu'un qui a traversé des moments difficiles dans sa vie. Da Abdenour, comme on aime le nommer affectueusement, fait partie des hommes qui ont marqué leur passage sur terre, par des actions historiques durant les phases plus ou moins douloureuses qu'a connues notre pays. Pendant la période de préparation, puis d'engagement de la lutte contre le colonialisme français, les Algériens qui ont rejoint le mouvement révolutionnaire l'ont fait soit par peur, soit par misère, soit par conviction. Abdenour Ali Yahia, instituteur dès les années 1940, était issu d'une famille relativement aisée et instruite par rapport à la majorité des citoyens autochtones. Il n'y avait donc aucune raison sociale qui l'aurait poussé à s'inscrire dans le combat contre l'occupant étranger. Son implication était la traduction d'une profonde conviction en faveur de l'indépendance du pays et de la libération du peuple algérien opprimé. Il paiera son engagement par une incarcération dans les prisons tristement célèbres de Paul Cazelles (actuel Aïn Ouessara) et Berrouaghia, dès 1956, jusqu'à la veille de l'indépendance. Mon père qui avait partagé la période carcérale de Dda Abdenour, dans ces geôles, me racontait que chaque fois qu'il revenait d'une séance de torture, ce dernier criait au visage de ses tortionnaires : "Vous pouvez nous torturer ou même nous tuer, vous finirez par quitter ce pays, car c'est la volonté du peuple." Ce courage légendaire de Abdenour Ali Yahia, il le manifestera de nouveau quelques années après l'indépendance du pays, à travers un combat acharné, mais pacifique contre la spoliation des libertés citoyennes, parfois même au détriment de la sienne, puisqu'il a connu la prison de l'Algérie indépendante pour laquelle il a contribué, en 1983-1984. Maître Ali Yahia, devenu l'avocat des causes justes, a décidé, par le biais de la Ligue des droits de l'Homme qu'il a fondée avec d'autres militants démocrates tels que le Dr Saïd Sadi, le Dr Hachemi Naït Djoudi, les frères Arezki et Mokrane Aït Larbi, Arezki About, de consacrer toute son énergie à la défense du droit aux libertés politiques et culturelles. Son acharnement à la défense de ces droits, sans discrimination, lui ont parfois valu des critiques aussi violentes qu'injustes de la part de quelques extrémistes de la cause démocratique, particulièrement lorsqu'il s'était engagé pour la défense de militants islamistes. Bien que ne partageant aucunement le projet de société de ces derniers, en raison de son caractère profondément moderniste, Da Abdenour s'est voulu fidèle à la citation apocryphe de Voltaire (1031) "Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire." Malgré ces quelques accrocs de parcours, Da Abdenour a réussi à récolter la sympathie et le respect de la majorité des Algériens, toutes générations confondues. L'avènement du Hirak a été une opportunité pour apporter un soutien fort aux revendications des Algériens en faveur d'une démocratie participative réelle. L'image d'un Ali Yahia fortement diminué au plan physique, exprimant sa solidarité aux jeunes du mouvement citoyen, restera gravée dans les mémoires des citoyens. Da Abdenour, appartenant à la génération antérieure à l'indépendance, a compris que le temps était venu de passer le flambeau aux jeunes pour édifier une Algérie conforme à leurs rêves. Il a largement adhéré à cette nécessité évolutive, ce qui lui a valu une grande estime et admiration de la jeunesse algérienne. Cette position de recul par rapport aux responsabilités ne l'a pas dispensé de l'intérêt qu'il porte aux événements du pays. C'est à ce titre que Da Abdenour nous a accordé, à quelques amis et à moi-même (anciens acteurs de la cause démocratique), l'honneur et le privilège de se réunir avec lui une fois par semaine, depuis une dizaine d'années, pour un échange-analyse de ces événements. Dans tous les débats que nous avons menés avec lui, notre doyen ne cessait d'insister sur la revendication pacifique et l'unité de la nation algérienne. Il manifestait constamment son profond attachement à sa Kabylie natale, qu'il considérait comme la locomotive de la démocratie, mais ne cessait de répéter que la Kabylie ne pouvait être en dehors de l'Algérie et cette dernière ne pouvait se détacher de la Kabylie. La pandémie de Covid-19 a malheureusement interrompu ces rencontres hebdomadaires enrichissantes, créant chez chacun d'entre nous une frustration légitime et chez Da Abdenour un confinement politique stressant. Son souhait à l'approche du centenaire était d'assister à la libération des jeunes détenus d'opinion et à la mise en place d'un processus de démocratisation effective de la société. Da Abdenour aurait mérité une distinction pour son combat en faveur de la dignité humaine, mais cette distinction n'aurait de sens qu'à la condition de voir se concrétiser les objectifs de son combat. Nous lui souhaitons une longue vie et une meilleure santé, avec l'espoir d'assister à l'émergence de l'Algérie nouvelle à laquelle aspire notre jeunesse. Da Abdenour, vous resterez notre modèle, notre référent.