Dans cet entretien, le Pr Mohamed Chakali, spécialiste en psychiatrie, revient sur l'étendue des retombées psychologiques de la catastrophe pandémique induite par la Covid-19. Il explique par la même occasion le lien de causalité entre le confinement et l'atteinte psychique, en précisant que "les séquelles de mise en quarantaine sont inévitables". Liberté : Les décès causés par le coronavirus suscitent un sentiment d'angoisse. Le ministère de la Santé a-t-il arrêté une stratégie spécifique pour un accompagnement psychologique et, dans certains cas, un suivi psychiatrique des sujets ? Pr Mohamed Chakali : Il importe de rappeler d'abord qu'après chaque épidémie marquée par une augmentation des cas de personnes atteintes, il y a naturellement une autre vague d'un autre genre qui va suivre et qu'on appelle communément dans le langage des spécialistes de la santé mentale : la vague psychosociale. En fait, les dégâts d'une épidémie ne sont pas seulement d'ordre physiologique, autrement dit, cette même épidémie a aussi un impact psychologique dont les raisons sont sociales et économiques, et même politiques. Il faut dire qu'au ministère de la Santé, on s'y est pris dès l'apparition des premiers cas de coronavirus. Nous étions en fait conscients, dès le début de la pandémie en Algérie, des dommages collatéraux de la Covid-19 sur le plan psychique et psychologique. Il y a lieu de souligner, à ce propos, que l'Algérie dispose d'un capital humain bien formé pour la prise en charge psychologique et psychiatrique. Le secteur de la santé publique compte, à lui seul, plus de 1 200 psychologues. Et une note de service a été d'ailleurs envoyée début avril 2020 aux directeurs de wilayas de la santé (DSP) leur demandant de recenser tous les spécialistes activant dans la santé mentale, aussi bien ceux des secteurs public et privé. A-t-on déjà mesuré l'étendue des retombées psychologiques de cette catastrophe épidémiologique provoquée par la Covid-19 ? Par définition, après chaque catastrophe, il faut une prise en charge sur le long terme. Lorsque la menace pandémique sera levée, il faut savoir que pas moins de 80% de la population reprendra la vie le plus normalement du monde, alors que les 20 autres seront très affectés. Cependant, il y aura un pourcentage estimé entre 1 et 5% de la population qui sera complétement affecté sur le plan mental. Ce constat est démontré à travers plusieurs études mondialement connues. Il y a des personnes qui, pour des raisons de fragilité personnelle, sont fortement affectées au plan psychologique ou psychiatrique après la perte d'un parent ou d'un proche. C'est pourquoi, nous nous attelons à former notre personnel pour les détecter. Les victimes de violences quelles qu'elles soient sont souvent renfermées. Elles ne se plaignent pas. Elles ignorent ce qui leur arrive. Ces personnes ne pensent pas qu'il s'agit bien d'une maladie. Ou bien elles recourent à la thérapie traditionnelle. Cette catastrophe épidémiologique aura des conséquences psychologiques massives. Et notre personnel, les psychologues, les psychiatres, ou les généralistes tâcheront tous de repérer et de détecter les situations de souffrance chez l'enfant, chez l'adulte et chez la personne âgée. Puis, ce même personnel devra aussi former d'autres personnes sur les techniques de prise en charge qui demandent un peu de temps pour être maîtrisées, et ce, pour carrément créer un réseau. Les précédentes épreuves, notamment les événements des années 1990 qui ont endeuillé le pays, nous ont formés pour faire face à des situations qui ont aussi un retentissement direct sur la santé mentale. Nous avons des atouts acquis et imposés par la situation des années 1990. Nous avions créé à l'époque, durant la décennie noire, des cellules d'accueil des victimes de violences dans les hôpitaux des wilayas les plus touchées par le terrorisme. Qu'est-ce qui a été fait concrètement en termes de prise en charge des premières victimes souffrant de troubles mentaux causés par la pandémie et le confinement ? Je dois rappeler que la prise en charge des retombées psychologiques de la pandémie est inscrite dès la mise en place de la stratégie nationale de lutte contre le coronavirus. D'ailleurs, dès avril dernier, nous avons commencé à envoyer des correspondances à nos représentants externes pour leur expliquer et détailler ce type de prise en charge. Dans le même contexte, nous avons organisé pas moins de 3 rencontres. Des dispositifs de prise en charge ont été mis en place là où c'est possible, soit dans un établissement hospitalier spécialisé (EHS) ou dans un établissement public hospitalier (EPH). En fait, il faut savoir que ce ne sont pas toutes les wilayas qui disposent du potentiel en ressources humaines ou en moyens. Nous ne pouvons pas comparer les structures d'El-Oued avec celles d'Alger. Par conséquent, nous avons demandé à chaque wilaya de dénombrer ses ressources. Les libéraux ont répondu favorablement à l'appel de solidarité professionnelle lancée par la tutelle. Nos confrères installés ont exprimé un grand élan professionnel. Les spécialistes privés ont continué, malgré les pics pandémiques, à soigner et à recevoir de nouveaux malades. J'ai été étonné de découvrir que Brezina, une localité qui constitue le point de rencontre de trois wilayas, Djelfa, Laghouat et El-Bayadh, compte un nombre non négligeable de psy. Ces derniers n'ont d'ailleurs pas tardé à se manifester en communiquant leurs coordonnés. C'est vous dire que nous avons recensé tous les effectifs qui existent et qui sont en train de travailler, de recevoir, en présentiel ou en téléconsultation. Le nombre de consultations en psychiatrie ou en psychologie a-t-il explosé par rapport aux années précédentes, soit avant l'apparition de la Covid-19 ? Avant de répondre à votre question, je tiens à relever que nous disposons d'un dispositif de suivi qui permet d'obtenir les informations tous les trois mois pour pouvoir dresser un état chiffré exhaustif de la situation. Cependant, l'opération de collecte des données a été aussi, cette année, exceptionnellement touchée par le Covid-19 qui a ébranlé tous les secteurs d'activité. Les personnels des services externes de la santé mentale étaient et sont tous pris et mobilisés dans le cadre de la lutte contre le coronavirus. Par conséquent, ils ne peuvent s'acquitter de cette mission de chiffres pour des raisons que nous estimons évidentes. D'ailleurs, en raison de la crise pandémique, il a été décidé de faire des relevés tous les six mois ; en outre, ce ne sont pas toutes les wilayas qui ont pu répondre dans les délais impartis. Les chiffres dont nous disposons jusque-là ne permettent pas de dresser et de donner un aperçu assez circonstancié sur la réalité. Nous avions élaboré, au début de la maladie virale, soit en avril dernier, une instruction pour demander à nos personnels soignants spécialisés en santé mentale de limiter leur activité, notamment dans les hôpitaux, et ce, pour une raison toute évidente. Les malades mentaux ne savent pas se protéger contre le coronavirus alors qu'ils peuvent être très contaminants. Nous avons ainsi demandé à nos soignants spécialisés de prendre en charge uniquement les cas urgents. Des études faites dans plusieurs pays ont montré que la souffrance mentale a augmenté avec l'avènement du coronavirus et la généralisation du confinement ? Une chose est sûre, la souffrance mentale a augmenté avec l'avènement du coronavirus et l'entrée en vigueur du confinement. Effectivement, des études spécialisées publiées ont démontré que cette crise pandémique a fait exploser le nombre des dépressions. Le lien de cause à effet entre le confinement et l'atteinte psychique est évident et a été confirmé. Aucune étude au monde ne va à l'encontre de cette conclusion. D'autres enquêtes internationales très récentes ont indiqué que le nombre de dépressions s'est multiplié par cinq par rapport aux périodes d'avant-Covid et d'avant-confinement. À ce titre, il ne faut pas perdre de vue que les séquelles du confinement sont inévitables, il y a même d'autres séquelles qui sont à venir et qui marqueront à vie la personne. Nous citerons à ce propos les deuils, ou plutôt les mauvais deuils, c'est-à-dire ceux appelés deuils pathologiques dans le jargon de la santé mentale. Ces deuils se répercuteraient inévitablement sur la personne, mais pas à effet immédiat, parce que ces mêmes personnes qui ont perdu un des leurs à cause de la Covid n'ont pas fait leur deuil normalement, et ce, en raison du risque de contamination et de mourir du Covid. En fait, il est question d'une contraction de la souffrance qui reviendra sûrement plus tard. Cette souffrance, nous l'avions décelée aussi durant la décennie noire où des personnes qui ont perdu des membres de leur famille continuent de souffrir aujourd'hui encore. Et qu'en est-il du personnel soignant ? Y a-t-il un dispositif spécifique le concernant ? Effectivement, il y a un autre contingent de spécialistes en santé mentale qui s'occupera du personnel soignant qui est sur le front de lutte contre le coronavirus. Cela exige bien sûr un travail spécifique. Nous citerons, à titre d'exemple, le travail qui est en train de s'accomplir à Oran où toute une équipe de spécialistes s'est concentrée uniquement sur la prise en charge du personnel soignant et les retombées de la pandémie. Que risquent les enfants avec les mesures de confinement et cette longue période de décrochage scolaire ? Les enfants constituent fondamentalement un cas particulier. Pour les enfants, il y a d'abord le risque des écrans. Il y a aussi à gérer la souffrance des enfants qui sont restés pendant de longs mois sans école, sans contact et sans échange avec le monde extérieur. Ces circonstances vont les marquer à vie. Les enfants ont vécu une période étrange qui est tout à fait inhabituelle. Ils sont restés privés de jeux et de moyens de divertissement durant toute la période de pandémie, alors que l'enfant a besoin par définition de sortir et d'aller jouer avec ses copains. Nous avons aussi aujourd'hui des services qui s'occupent des enfants en nombre assez important. Les cas pathologiques d'enfants, nous les trouvons dans les hôpitaux.