Par : Pr Seddik LARKECHE Expert international en gestion stratégique des risques "Ma correspondance s'est voulue directe, franche, sans concession : le sujet est grave ; il dépasse nos identités intellectuelles, car la dignité de millions de gens est en jeu en France et en Algérie. Je suis certain que vous me comprendrez et que nous pourrons échanger, y compris dans la divergence, dans l'intérêt respectif de nos deux pays." Cher professeur Stora Suite à la publication de votre rapport sur la mémoire et la guerre d'Algérie commandité par le président Macron, il me paraissait utile dans le débat enclenché de vous répondre sur le fond de votre exposé. De surcroît, parce que votre rapport me semble décalé des enjeux mémoriels actuels, du cahier des charges qui vous a été transmis par le président Macron et de la pertinence de vos conclusions. Pour ne pas reproduire la succession des innombrables faits historiques qui noient le lecteur (difficulté renforcée par l'absence d'architecture numérotée), je vous propose d'analyser votre exposé par thèmes, afin de se fixer sur l'essentiel. Ce n'est pas la guerre de décolonisation qui fut la plus brutale, mais la conquête avec près de 30% de la population qui fut décimée avec une rare violence. Ce n'est pas une brutalisation de la société algérienne, mais une entreprise à grande échelle de barbarie de 1830 à 1962. Contrairement à ce que vous prétendez sur les élites naissantes durant la colonisation, il faut relire votre ancien directeur de thèse Charles Robert Ageron qui, dans ses œuvres complètes (2005), confirme : "La colonisation non seulement bouleverse l'économie et la société autochtone, mais elle brise également les élites locales et paupérise la majorité indigène. Dans le cas algérien, on peut parler de prolétarisation ou de clochardisation de la masse indigène." Sur votre concept de brutalisation en Algérie, je vous confirme qu'il est volontairement décalé de la tragédie coloniale. Vous utilisez ce concept pour corroborer votre tentative de démonstration des symétries des responsabilités et d'une société coloniale qui avait aussi de bons côtés dans un monde de contact et d'interactions positives. La réalité non fantasmée est malheureusement plus tragique. Il n'y a pas de communautarisation des mémoires, mais l'incompréhension d'un récit falsifié et d'un déni de ce qui s'est réellement passé. Sur l'intégrisme religieux que vous ne quantifiez pas, mais qui semble d'une manière sous-jacente et votre obsession n'est pas, là encore, une réalité objective. Le poison racisme gangrène la population maghrébine en France et surtout algérienne avec une triple peine, et vous devriez le savoir en tant que président du conseil d'orientation de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration. Ces musulmans dont la majorité est Algérienne sont les supposés porteurs du nouvel antisémitisme français. Je crains que votre idée phare de communautarisation risque d'alimenter (sans le vouloir) un peu plus la stigmatisation de cette population où les Franco-Algériens sont la principale composante. SUR LES JUIFS D'ALGERIE Je suis à l'opposé de votre vision des juifs d'Algérie comme population de contact avec les autochtones : la position principale était réfractaire à l'indépendance algérienne générant une rupture définitive avec la résistance. Je confirme également qu'un certain nombre de juifs se sont engagés au péril de leur vie pour que l'Algérie soit indépendante. Je pense tout particulièrement à des personnages comme Henri Alleg que j'ai eu l'honneur de rencontrer, mais aussi Henri Curiel et tous les autres. Aujourd'hui, les Algériens n'ont pas de problème avec les juifs, seulement une volonté d'être solidaires de leurs frères palestiniens qui subissent encore en 2021 le joug colonial israélien. Je suis étonné par votre réaction : "Pourquoi cette crispation continue ?" Parce que vous devriez savoir que ces échanges commerciaux enferment l'Algérie dans une dépendance multiforme à l'avantage de la France, alors qu'elle devrait être beaucoup plus autonome. Souvenons-nous de cette Algérie qui exportait du blé, des fruits et des légumes en grande quantité avant 1830 vers la France. Vous surestimez également la nature efficiente de ces échanges où, en réalité, les investissements réels opérés sont très faibles, avec des transferts de technologies quasi nuls et des taux d'intégration tellement faibles que ces supposés investissements augmentent paradoxalement la facture en devises de l'Algérie, l'effet inverse escompté. L'exemple de Renault devrait vous alerter sur le mirage de ce type de projet pour l'Algérie, où la production locale coûte plus cher que l'importation, alors que l'objectif est inverse. Enfin, vous devrez logiquement admettre que l'Algérie peut être exaspérée par la profusion du poison corruption dans les relations bilatérales. Le cas de l'autoroute Est-Ouest ou de celui de la société Egis, société détenue indirectement par l'Etat français, condamnée récemment par la justice française pour corruption d'un agent public étranger (en Algérie), ne peut qu'édulcorer votre vision fantasmée des relations économiques France-Algérie. La communauté harkie ne constitue pas un corps homogène dans sa relation passée avec l'Algérie, entre ceux qui se sont ralliés à la France par misère sociale, ceux qui ont torturé ou assassiné, mais aussi ceux qui étaient passifs, se rangeant du côté du plus fort pour sauver leur peau ; le traitement ne peut être identique. Les harkis ont raison de défendre leurs droits, et ils sont en train d'obtenir gain de cause. La loi de 2005 renforce leurs positions dans la société française et une allocation de reconnaissance pour service rendu en Algérie leur est allouée avec un montant de 30 000 euros par harki. En revanche, cette défense des droits ne doit pas se faire sur le dos des Algériens qui refusent leur retour en Algérie (sauf des enfants), car la réconciliation pleine et entière est loin d'être aboutie. Il serait bien utile de noter dans votre rapport votre insistance sur de nouvelles indemnisations des harkis. Cette population, qui a été considérée pendant de nombreuses années en France comme des sous-hommes parqués dans des camps de fortune, a raison de demander – via son Comité national de liaison de harkis (CNLH) – à l'Etat français une réparation globale de 40 milliards d'euros, comme le souligne son président. Les négociations sont en cours. La France leur propose à ce jour 40 millions d'euros, soit 100 fois moins. Vous comprendrez aisément la contradiction flagrante dans le traitement discriminant des victimes de cette période coloniale. Pour toutes les victimes, des indemnisations à profusion sont opérées sauf pour les Algériens, l'égalité de traitement aurait dû être la règle mais vous ne semblez pas choqué outre mesure par cette disparité inexplicable. Vous travaillez sur l'Algérie depuis de nombreuses années et pourtant vous n'avez toujours pas compris que ces excuses sont indispensables pour panser les tragédies qu'ont vécues les Algériens dans leur chair et dans leur âme. Comme une dignité retrouvée, une reconnaissance d'être semblable, une forme de réparation politique et symbolique, un peu comme le président Chirac l'a fait avec la communauté juive pour la Shoah en 1995. Peut-être me rétorquerez-vous que ce n'est pas similaire, le martyre juif représentant le stade suprême de la tragédie historique. Il n'y a pas de concurrence dans la souffrance ; toutes les victimes sont égales et ce sont les responsabilités qui sont toujours inégales. Le traitement discriminant des victimes fragilise les assises d'une égalité pleine et entière, ce qui est inacceptable dans une grande démocratie comme la France. Votre détour par l'Asie est inopérant et l'on s'y perd avec une tentative de démonstration brouillonne. Il ne fallait pas aller aussi loin et rester chez nos voisins européens pour constater la pratique et la capacité de ces nations à regarder leurs démons du passé, en réparant politiquement et financièrement leur barbarie coloniale. L'exemple de l'Italie face à la Libye devrait vous éclairer sur la question : et pourquoi pas la France aussi ? Le plus surprenant sur ce dernier thème consacré aux excuses, c'est que vous transcrivez d'une manière partielle les propos du président Macron en omettant volontairement sa volonté de présenter des excuses. Il est à noter que depuis 60 ans elles sont principalement en France et ont été exploitées et même nettoyées pour certaines, comme tous les spécialistes le savent. L'Algérie a raison de demander sans condition la restitution de toutes les archives. La question reste posée de savoir si elle aura la capacité d'obtenir gain de cause sans contrepartie dommageable pour le pays. Ce bien commun – dont vous parlez tant – où l'Algérie devra ouvrir ses archives est une question à plusieurs niveaux : pour ses chercheurs, c'est une évidence et il faut combler rapidement cette lacune. Pour les étrangers, dont les enfants de l'ex-puissance coloniale, la question reste posée et la mise en œuvre devra être analysée en profondeur pour ne pas fragiliser un peu plus l'Algérie sur cette question mémorielle. Vous avez raison, l'image peut être un support puissant de compréhension et d'apaisement des mémoires. Mais il faudra en urgence déboulonner ces plaques pour ces militaires honorés par la France avec des places, avenues et boulevards à leurs noms comme pour les remercier de leurs boucheries sur les indigènes algériens.Ce paradoxe explose dans les mémoires des descendants de ces massacrés qui ne peuvent comprendre pourquoi la République continue de développer un discours honorifique envers ces militaires qui ont, en réalité, sali sa Mémoire. Vous semblez optimiste sur un futur accord franco-algérien relatif aux dégâts écologiques opérés alors que la réalité est autre. Depuis plus de vingt années, l'Algérie demande le nettoyage des sites nucléaires, mais la position française reste latente, comme si le temps permettrait d'amoindrir la vigueur de cette revendication en faisant miroiter un hypothétique accord. La remise en état des sites nucléaires (mais aussi chimiques) où des expériences ont été opérées avec des substances d'une toxicité très élevée est urgente. Les conséquences sont dramatiques pour l'écosystème algérien et en particulier pour les populations locales. Populations qui devront être indemnisées comme partout dans le monde. Le montant des nettoyages des sites et l'indemnisation des victimes risquent de coûter plusieurs centaines de millions d'euros, un début peut-être pour une future réparation globale. Cette date symbolise un crime d'Etat confirmant que la violence extrême sur les Algériens a été opérée jusqu'à la veille de l'indépendance comme si elle ne voulait rien lâcher, contrairement à ce que vous affirmez dans votre monde fantasmé d'intéractions et de contacts. Etrangement, rien dans votre rapport concernant la reconnaissance du 8 Mai 1945 qui est un crime contre l'humanité, mais aussi tous les autres massacres à grande échelle sur des populations civiles comme celui de Beni Oudjehane, votre silence m'interpelle SUR LES VICTIMES Je dois vous dire que vos appréciations me laissent un peu perplexe, tant sur Louisette Ighilahriz que sur Paul Aussaresses. Pour Louisette Ighilahriz : elle ne fut pas simplement victime de la torture comme vous le signalez, elle a subi un crime dont personne ne revient indemne, mais elle reste debout, digne et fière d'avoir combattu le colonialisme français. Pour le général Paul Aussaresses, selon vous, "son récit de vie qui prend parfois la forme d'une apologie des exactions commises pendant la guerre". Non, M. Stora, le général Aussaresses a fait un brûlot qui, sur le fond du début jusqu'à la fin de son ouvrage, fait l'éloge de la torture. Il sera condamné en 2004 pour apologie de la torture, exclu de l'ordre français de la Légion d'honneur avec une amende de 7 500 euros. La différence est de taille avec votre version. Lui qui affirmait : "Suis-je un criminel ? Un assassin ? Un monstre ? Non, rien qu'un soldat qui a fait son travail de soldat et qui l'a fait pour la France, puisque la France le lui demandait." Vous êtes un historien expérimenté, le poids des mots est important, ces deux exemples prouvent que la colonisation était un système commandité par l'Etat français qui ne peut plus se défausser de ses responsabilités historiques. Je ne suis pas de ceux qui considèrent la France comme la barbarie éternelle et les Algériens comme les victimes éternelles, mais il est essentiel d'affecter les responsabilités aux acteurs en présence : ne pas le faire, comme vous vous y déployez astucieusement dans votre rapport, c'est inéluctablement figer encore un peu plus les mémoires. Je vous renvoie à nouveau à Gilbert Meynier que vous citez à plusieurs reprises dans votre rapport : "Pour nous, la reconnaissance officielle des responsabilités françaises pourrait être unilatérale : il est salutaire de commencer à balayer devant sa porte : ce sont bien les Français qui ont envahi l'Algérie, pas l'inverse." Votre rapport est fort intéressant, mais vous n'avez pas su saisir l'opportunité de franchir un palier qui était celui de la responsabilité et de la reconnaissance. La mission était trop grande pour un seul homme, ce n'est pas grave, car ce n'est qu'un rapport soumis à l'appréciation du président Macron qui aura le dernier mot. Ce qui est troublant, c'est qu'il semblerait que vous vous soyez raidi avec le temps, comme si votre vocation d'historien avait été supplantée par une dimension politique, non pas celle du président Macron qui avait courageusement ouvert la voie en reconnaissant les crimes contre l'humanité et les excuses nécessaires, mais celle d'une posture politique sur l'histoire commune entre la France et l'Algérie. Vous avez fait marche arrière avec l'ambition d'esquiver les questions clés et surfer sur le thème de symétrie des responsabilités et la communautarisation des mémoires qui stigmatisent toujours un peu plus les Franco-Algériens. Une formalisation opaque ne permettant pas au lecteur de se fixer sur l'essentiel. Ensuite, une stratégie de ne pas répondre précisément à la mission qui vous était allouée de percevoir l'état des lieux des deux côtés de la Méditerranée. Une stratégie fermant les portes à de nombreux acteurs clés en France et en Algérie, historiens, intellectuels et personnalités de la société civile. Mais aussi plus gravement, l'occultation des excuses exprimées par le président Macron en 2017, le projet de criminalisation de la colonisation en Algérie ou la question de la réparation initiée par des intellectuels français et algériens où le Conseil constitutionnel français avait statué favorablement en 2018. Sur vos recommandations, elles n'apportent rien de nouveau que les conclusions des comités mixtes franco-algériens qui se réunissent régulièrement, sinon une marche arrière dans l'apaisement des mémoires. Ce ne sont pas les quelques mesures techniques proposées qui permettront de passer un palier dans les rapports algéro-français, ce sont les mesures politiques de responsabilités qui le permettront. Les quelques propositions semblent maintenir l'essentiel, en l'espèce la position dramatique de ne pas reconnaître pleinement les responsabilités de l'Etat français qui continue à gangrener les mémoires de millions de personnes en France et en Algérie. Vous avez fait le pari de surfer sur un entre-deux où les responsabilités étaient toujours symétriques pour sauver une laborieuse tentative de démonstration qui ne pouvait aboutir pour faire face aux démons du passé. Avec une équation intenable, la symétrie des mémoires et des responsabilités, face à une asymétrie des réparations à l'encontre des victimes. Vous avez été, me semble-t-il, un ami de l'Algérie de longue date avec sûrement de nombreux amis et je souhaite que vous le restiez tout en percevant mieux l'âme des Algériens, ce qu'ils ont vécu, ce qu'ils sont aujourd'hui et ce qu'ils veulent devenir. Les Algériens représentent une nation avec une âme collective rebelle et combative qui ne supporte pas depuis toujours l'humiliation. Depuis 1962, l'histoire post-indépendante de l'Algérie a souvent été troublée, cherchant toujours sa voie y compris dans des épisodes tragiques, mais toujours fidèles à l'esprit libre et digne de ses chouhada. LE COURAGE DE PASSER UN PALIER La France est un grand pays démocratique et sa grandeur se mesure à sa capacité à digérer ces vieux démons, elle l'a déjà prouvé à travers le temps, comme en 1995 avec la shoah. Je suis certain qu'elle y arrivera avec l'Algérie, courage et détermination seront nécessaires pour une décolonisation des mémoires et une réparation pleine et entière de toutes les victimes. Nous sommes contraints de réussir dans l'intérêt des deux pays, mais les intellectuels des deux bords de la Méditerranée doivent avoir le courage de s'impliquer pour permettre le passage à une nouvelle ère de fraternité et de véritable partenariat. L'Algérie devra, elle aussi, assumer ses responsabilités en ne se cachant plus derrière une instrumentalisation mémorielle pour se dédouaner de ses insuffisances chroniques, avec l'impérieuse nécessité de rupture avec la triangulation autoritarisme, rente, poison corruption pour se recentrer sur sa véritable richesse qui est celle de son peuple composite. Ces Algériens de l'intérieur et de l'extérieur qui attendent tous un grand projet pour donner envie à la nation de se re-construire. Ce peuple algérien qui a su prouver par le Hirak qu'il pouvait être capable du meilleur si on le laissait s'exprimer. Enfin, rappelons-nous, durant cette interview de 2017, le candidat président Macron a eu le courage de passer un palier en répondant à un jeune journaliste nommé Khaled Drareni. Aujourd'hui, ces deux personnages sont au centre des regards de leurs pays respectifs, le président Macron face à son destin avec la question de savoir s'il pourra poursuivre jusqu'au bout sa quête de vérité et d'apaisement. De son côté, Khaled Drareni est incarcéré depuis plus de 8 mois en Algérie pour avoir simplement exercé son métier de journaliste en couvrant le Hirak. C'est aussi cela la singularité et le paradoxe algérien, capable du meilleur comme du pire. Je suis persuadé que c'est le meilleur qui émergera avec toutes les bonnes volontés en France et en Algérie. Ma correspondance s'est voulue directe, franche sans concession : le sujet est grave, dépasse nos identités intellectuelles, car la dignité de millions de gens est en jeu en France et en Algérie. Je suis certain que vous me comprendrez et que nous pourrons échanger, y compris dans la divergence, dans l'intérêt respectif de nos deux pays. Veuillez croire, cher professeur, à l'expression, de mes sincères salutations.