L'historien Benjamin Stora a remis, hier mercredi, son rapport sur la «colonisation et la guerre d'Algérie» au Président Emmanuel Macron. Le document préconise un certain nombre de mesures symboliques, mémorielles et scientifiques. Stora et l'Elysée sont sur la même longueur d'ondes concernant les crimes coloniaux : la France ne fera «ni repentance ni excuses» à l'Algérie. Tarek Hafid - Alger (Le Soir) - Mission accomplie pour Benjamin Stora. Chargé par le Président français de rédiger un rapport sur «les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie», l'historien originaire de Constantine a remis, hier, son document à Emmanuel Macron. Le document de 147 pages s'ouvre sur deux citations tirées d'écrits d'écrivains célèbres : Appel pour une trêve civile en Algérie d'Albert Camus et Journal de Mouloud Feraoun. «C'est un exercice difficile que d'écrire sur la colonisation et la guerre d'Algérie, car longtemps après avoir été figée dans les eaux glacés de l'oubli, cette guerre est venue s'échouer, s'engluer dans le piège fermé des mémoires individuelles. Au risque ensuite d'une communautarisation des mémoires. Aujourd'hui, en France, plus de sept millions de résidents sont toujours concernés par l'Algérie, ou plutôt, pour être totalement exact, par la mémoire de l'Algérie. Hautement problématique, celle-ci fait l'objet d'une concurrence de plus en plus grande. Pour les grands groupes porteurs de cette mémoire, comme les soldats, les pieds-noirs, les harkis ou les immigrés algériens en France, l'enjeu quelquefois n'est pas de comprendre ce qui s'est passé, mais d'avoir eu raison dans le passé. La mémoire n'est pas seulement connaissance ou souvenir subjectif de ce qui a eu lieu, surgissement du passé dans le présent, elle se développe comme porteuse d'affirmation identitaire et de revendication de reconnaissance», écrit Benjamin Stora dans son rapport. Excuses, l'exemple japonais Dans le chapitre consacré à la question sensible de la repentance pour les crimes coloniaux commis par la France en Algérie, il fait un bref rappel des revendications de la partie algérienne. «On sait que depuis plusieurs années, les autorités algériennes réclament des ‘'excuses'' à propos de la période de la colonisation. Dans la lignée des discours présidentiels français précédents, ce geste symbolique peut être accompli par un nouveau discours. Mais est-ce que cela sera suffisant ? N'est-il pas nécessaire d'emprunter d'autres chemins, de mettre en œuvre une autre méthode pour parvenir à la ‘'réconciliation des mémoires''?» L'historien tente ensuite d'argumenter en faveur du refus d'excuses, en s'appuyant sur l'exemple des crimes commis par le Japon en Chine et en Corée. «Les excuses japonaises paraissent hypocrites aux yeux de l'opinion publique en Corée et en Chine, pays qui s'enflamment toujours contre les ‘'revanchards'' japonais. Il est clair que la ‘'politique des excuses'', et même des indemnités financières, ne calme en rien le ressentiment chinois ou coréen contre le Japon. Les historiens japonais ont beau soulever les questions qui fâchent (...) les autorités japonaises restent amnésiques, en arguant du fait qu'elles ont déjà présenté des excuses, et que ce passé est ‘'clos''», note-t-il. L'exemple japonais serait donc le mètre étalon en la matière. Ce que dit Stora à coups de grands rappels historiques a été résumé par l'Elysée en une simple phrase: «Il n'est pas question de présenter des excuses.» Reprise, hier, par l'ensemble de la presse française, la sentence a été prononcée par un «conseiller» anonyme d'Emmanuel Macron. Inventaire à la Prévert Dans le registre des recommandations, Benjamin Stora préconise une séries de mesures symboliques qui s'inscrivent dans «une démarche de reconnaissance». Cet inventaire à la Prévert prône la création d'une commission ''Alliance et vérité'', chargée d'impulser des initiatives communes entre la France et l'Algérie sur les questions de mémoires; la construction d'une stèle de l'Emir Abdelkader ainsi que la restitution à l'Algérie de son épée à l'occasion du 60e anniversaire de l'indépendance de l'Algérie en 2022. L'institution d'un groupe de travail a été créée pour permettre la localisation des sépultures des disparus algériens et français de la guerre d'indépendance, et identifier les emplacements où furent inhumés les condamnés à mort exécutés pendant la guerre; la poursuite du travail conjoint concernant les lieux des essais nucléaires en Algérie et leurs conséquences, ainsi que la pause des mines aux frontières... Par ailleurs, l'historien demande au gouvernement français de «voir avec les autorités algériennes, la possibilité de faciliter le déplacement des harkis et de leurs enfants entre la France et l'Algérie». Benjamin Stora consacre plusieurs recommandations au travail des universitaires des deux pays. «La coopération universitaire pourrait, avant le règlement de la domiciliation des archives, trouver un moyen pour chacune des parties de montrer la volonté de transparence du passé commun. La France proposerait ainsi de donner chaque année à dix chercheurs, inscrits en thèse sur l'histoire de l'Algérie coloniale et la guerre d'indépendance dans un établissement universitaire algérien, de pouvoir effectuer des recherches dans les fonds d'archive en France», précise-t-il. Stora lance également l'idée de la création d'un «visa de chercheur à entrées multiples», en plus de la possibilité de mettre à disposition des universitaires travaillant sur les questions mémorielles «une chambre au sein d'une cité universitaire proche des lieux d'archives». Si Benjamin Stora a réussi à remettre son rapport dans un délai de 6 mois, Abdelmadjid Chikhi — son vis-à-vis algérien — n'a remis aucun travail au Président Abdelmadjid Tebboune. L'historien français a tout de même tenu à citer son nom dans le chapitre consacré aux remerciements, en précisant qu'ils ont eu «trois contacts téléphoniques». T. H.