Les féminicides ne sont que des actes ultimes d'un long processus de sévices moraux et physiques, infligés aux femmes derrière les portes fermées des foyers. Le 7 janvier, Zahra, 80 ans, est retrouvée égorgée dans son domicile à Annaba. Le 24 du même mois à Tébessa, Warda Hafadh, 45 ans, succombe à plusieurs coups de couteau assénés par son mari, devant ses enfants. Elle a été pendant 25 ans victime de violences conjugales. Deux jours plus tard, Tinhinane Laceb, journaliste de 39 ans, est assassinée, à Alger, par son époux. Ce sont là les trois victimes de féminicides recensés durant les 31 premiers jours de 2021. L'année précédente, cinquante-quatre femmes ont perdu la vie par arme à feu, par arme blanche, par strangulation ou immolées par le feu. Soixante-quatorze victimes ont été déplorées en 2019. Les agresseurs sont généralement des parents proches, des conjoints ou des amoureux éconduits. Les crimes sont commis au domicile familial, quelquefois sur la voie publique au sortir d'une audience de divorce. Sur le site féminicides-dz.com, les portraits des femmes assassinées défilent sous le slogan "Nous n'oublions pas". Les administratrices du portail web, Narimane Mouaci Bahi et Wiame Awres, deux militantes des droits des femmes, tiennent, depuis deux ans, une comptabilité macabre, pour que "les femmes assassinées ne soient pas que des chiffres. Elles avaient des noms et des vies, parfois des enfants. Nous ne voulons pas qu'elles tombent dans l'oubli ni que leur assassinat soit un fait divers". Les statistiques qu'elles livrent sont forcément sous-évaluées, puisqu'elles se basent sur les filets publiés dans la presse nationale. Elles contactent des membres de la famille des victimes, recoupent l'information, donnent de menus détails sur les circonstances du crime. "Nous avons constaté que dans la presse il n'y a pas assez de détails que nous jugeons nécessaires pour traiter ce sujet : âge, nom de la victime, si elle avait déjà été violentée, si elle avait déjà essayé de demander le divorce ou de déposer plainte, si elle avait des enfants, sa fonction, entre autres. Nous aspirons ainsi à comprendre et analyser les mécanismes qui mènent aux féminicides", expliquent-elles dans la rubrique : "Qui sommes-nous". La démarche, entreprise par les deux jeunes femmes, a le mérite de rendre aux femmes assassinées leur visage, leur vie, leur statut de victimes, sans parvenir, néanmoins, à bousculer les consciences, à briser les tabous. Le crime passionnel reste soumis à la loi de l'omerta. Le parricide et les fratricides sont souvent justifiés par l'honneur de la famille. L'on essaie de trouver un mobile valable au meurtre, en jetant la suspicion sur le comportement de la victime, qui aurait attiré les foudres de son agresseur par un comportement, une attitude, une provocation intentionnelle. Par des commentaires suggestifs sur des réseaux sociaux, l'on a tenté de justifier la mort de Chaïma Sadou, 19 ans, torturée et brûlée vive par un repris de justice qui l'avait violée en 2016 (1er octobre 2020) ou Asma, 25 ans égorgée par son mari, qui l'a éventrée et a tué aussi le fœtus de 8 mois qu'elle portait (août 2020). "C'est pour que le féminicide reste impuni ou être condamné à une peine légère, qu'on invoque l'honneur de famille et la transgression de normes sociales", relève Soumia Salhi, militante féministe. Les parents taisent leur douleur, livrent, parfois, une version des circonstances du drame plus édulcorée comme l'a fait le père de la journaliste Tinehinane Laceb. Dalila Iamarène Djerbal donne une explication : "Les familles ne justifient pas le crime. Elles essaient de protéger la mémoire de leur fille, peut-être mal, mais c'est tout ce qu'elles ont trouvé pour un soutien qu'elles n'ont pas pu ou su lui offrir de son vivant." La sociologue relève que "les proches ne réalisent l'impact des violences que lorsque leur fille est morte". Ouarda, la quarantaine, a repris son destin en main après quinze années de vie conjugale tourmentée. "Le jour où j'ai annoncé à mes parents ma volonté de divorcer, ils m'en ont dissuadée, en me disant qu'il me tuerait avant. Si je les avais écoutés et si j'avais renoncé à la séparation, je serais probablement morte", nous révèle-t-elle. Il est admis que les féminicides ne sont que les actes ultimes d'un long processus de sévices moraux et physiques infligés aux femmes derrière les portes fermées des foyers. "Nous sommes tous responsables de sa mort", a martelé l'imam dans son oraison funèbre à l'enterrement de Tinehinan Laceb, le 28 janvier au village Bouadma (wilaya de Tizi Ouzou). Sans retenue, il a dénoncé les violences faites aux femmes, aggravées par la duplicité de l'entourage et l'hypocrisie de la société. "Je l'ai dit à la mosquée, je n'ai aucun respect pour celui qui ose lever la main sur une femme. C'était une fille très bien éduquée, que tout père souhaiterait avoir. Elle était passionnée par son travail, et éduquait ses filles comme elle a été éduquée elle-même", a poursuivi l'homme de religion. Souhila Hammadi