"La règle générale en Algérie est que le développement doit toujours venir d'en haut. Le fait est que, après des décennies d'échecs de développement étatique centralisé, les spécialistes du développement ont tiré une conclusion simple : le développement "par le haut", ça ne marche pas !", fait observer Améziane Ferguène. Il assure qu'en "maintenant contre vents et marées le système de gouvernance hypercentralisé, c'est-à-dire en refusant d'engager un processus de décentralisation politique et administrative, le pouvoir algérien bloque = complètement à la fois l'évolution de la société vers la démocratie politique et toute perspective de développement socioéconomique." Liberté : Vous venez d'éditer en France un ouvrage qui aborde le territoire et le développement local au Sud à travers une analyse de six expériences en Afrique du Nord. Peut-on savoir quelles sont ces six expériences ? Sur quels critères ont-elles été sélectionnées et en quoi est-il intéressant de les étudier toutes ensemble et non séparément ? Améziane Ferguène : Les six expériences de développement local étudiées dans cet ouvrage sont réparties sur les trois pays d'Afrique du Nord : deux en Tunisie (l'une à Ksar Hellal dans la région du Sahel basée sur le textile-confection ; l'autre dans l'ancienne ville d'El-Jem reposant sur l'activité de la maroquinerie) ; deux en Algérie (l'une dans la Vallée de la Soummam avec l'industrie agroalimentaire ; l'autre dans le Tassili n'Ajjer — autour de la ville de Djanet — fondée sur une activité de tourisme alternatif de petite dimension) ; et deux au Maroc (l'une à Fès avec la dinanderie qui est, en partie, transférée de la médina vers une nouvelle zone d'activité créée à la périphérie de la ville ; l'autre est une expérience de lutte contre la grande pauvreté dans les villes de Tanger et de Larache au moyen d'un programme de microcrédits accordés aux ménages les plus défavorisés). Nous avons étudié ces expériences ensemble et non séparément, d'une part, parce qu'elles sont géographiquement situées dans un espace régional relativement homogène (à savoir l'Afrique du Nord) et, d'autre part, parce qu'elles soulèvent des questions qui relèvent d'une même problématique : celle du développement territorial "par le bas" qui s'écarte du développement traditionnel "par le haut" qui a montré ses limites. Quelles sont les raions qui vous ont amené à étudier ces expériences ? Elles sont plusieurs, différentes et selon les cas : nous avons étudié les expériences marocaine et tunisienne dans le cadre de programmes de recherche financés par des institutions françaises, européennes et internationales. Grâce à ces financements, nous avons pu faire des déplacements et des séjours sur place pour y réaliser des enquêtes de terrain et, en même temps, encadrer des thèses de doctorat de jeunes économistes (une Marocaine, un Tunisien et une Française), fortement motivés pour faire de la recherche sur le développement local dans le contexte des pays en développement. Quant aux deux expériences algériennes, nous n'avons malheureusement pas bénéficié d'un quelconque financement ; c'est dans le cadre de deux thèses de doctorat (que j'ai dirigées ou codirigées), réalisées par deux jeunes chercheurs algériens, que nous les avons étudiées. La première thèse sur "La dynamique touristique dans la wilaya de Bgayet et dans le Tassili n'Ajjer" a été préparée et soutenue, sous ma direction, à l'Université Grenoble Alpes, par Sofiane Idir. La deuxième thèse sur "La dynamique de développement territorial à base agroalimentaire dans la Vallée de la Soummam" a été préparée et soutenue par Lilia Lamrani, dans le cadre d'une inscription en cotutelle entre l'Université de Grenoble et l'Université de Bgayet, sous la direction conjointe de Bellache Youghourta, du côté de Bgayet, et de moi-même, du côté de Grenoble. Après avoir étudié les expériences algériennes, quelle conclusion avez-vous tirée ? Sur les questions de développement territorial, à l'échelle régionale ou locale, l'Algérie est cruellement en retard. Un peu partout dans le monde, il y a une prise de conscience de la nécessité de "territorialiser" l'approche du développement économique et social. Au Maroc, il y a eu pas mal de progrès sur ce plan. J'ai personnellement participé à une étude de grande ampleur sur "Les systèmes productifs locaux au Maroc", réalisée par une équipe grenobloise, à la demande du gouvernement marocain qui a lancé et financé un programme de recherche sur ce thème à la fin des années 1990, pour éclairer la politique de "régionalisation" qu'il a mise en œuvre au début des années 2000 (cette politique a abouti à la création au Maroc de 12 régions avec des compétences économiques très larges). Une telle orientation, en faveur de la régionalisation, est totalement absente en Algérie pour des raisons essentiellement politiques. La "territorialisation" de l'approche du développement pose, en effet, immédiatement la question de la décentralisation politique et administrative, ce qui implique, d'une part, d'attribuer institutionnellement plus de compétences et de moyens aux autorités publiques locales élues et, d'autre part, d'accorder beaucoup plus d'autonomie aux acteurs socioéconomiques issus de la société civile. Ce modèle de territorialisation est-il possible en Algérie ? Le pouvoir algérien, centralisé et vétuste qu'il est, ne veut pas en entendre parler. Certes, ici et là, des exemples de dynamismes socioéconomiques "par le bas" existent en Algérie, qui attestent d'une vitalité réelle dans certains territoires, régions et localités, comme ceux étudiés dans cet ouvrage. Mais j'ai l'impression que ce sont des exceptions, alors que la règle générale en Algérie est que le développement doit toujours venir d'en haut. Le fait est que, après des décennies d'échecs de développement étatique centralisé, les spécialistes du développement ont tiré une conclusion simple : le développement "par le haut", ça ne marche pas ! Ou alors, il faut un Etat stratège et intègre, qui met toute son énergie au service de l'intérêt général, condition, hélas !, qui est loin d'être remplie en Algérie comme on le voit clairement avec toutes les affaires de corruption étalées au grand jour, depuis le soulèvement populaire de Février 2019. Vous dites, justement, dans votre ouvrage, que les dynamiques "par le bas" tranchent par leur efficacité avec les carences des modèles "par le haut" qui ont montré leurs limites. Considérez-vous donc, à ce titre, que la persistance de ce modèle par le haut en Algérie comme étant ce qui bloque encore son décollage économique ? En maintenant contre vents et marées le système de gouvernance hypercentralisé, c'est-à-dire en refusant d'engager un processus de décentralisation politique et administrative, le pouvoir algérien bloque complètement à la fois l'évolution de la société vers la démocratie politique (en tout cas dans sa forme actuelle qu'on appelle la "démocratie participative") et toute perspective de développement socioéconomique. Un des enseignements de l'histoire économique des six dernières décennies est que le développement ne peut être véritable que s'il se réalise non seulement au plus près des populations concernées, mais aussi avec elles. En d'autres termes, cela veut dire la chose suivante. Si la raison d'être du développement est d'apporter des réponses aux problèmes auxquels sont confrontées les populations (problèmes de pauvreté, de chômage, de précarité économique, d'insécurité matérielle et psychologique, d'inégalités sociales et spatiales, etc.), ces réponses ne peuvent être efficaces et satisfaisantes que si elles sont conçues au plus près de ces populations (donc en étroite concertation avec elles), et mises en œuvre avec la pleine adhésion des acteurs du terrain (i.e. les acteurs locaux) et la pleine mobilisation de ces acteurs. C'est de cela qu'il s'agit lorsqu'on met en avant cette notion de logique de développement "par le bas", contrairement à la logique de développement "par la haut" qui a prévalu dans le passé, et qui continue de prévaloir encore aujourd'hui, en Algérie, et qui nous a conduits à l'impasse dans laquelle nous sommes. Vous dites aussi que l'Etat doit assurer la régulation macroéconomique, l'encadrement institutionnel et la garantie du service public. Ne pensez-vous pas que c'est justement cela qui constitue le talon d'Achille des pays de l'Afrique du Nord et particulièrement de l'Algérie ? Oui, vous avez raison. Les Etats d'Afrique du Nord se sont montrés, à des degrés divers certes, incapables d'assurer les missions essentielles d'un Etat moderne : mettre en œuvre une régulation macroéconomique efficace et fournir les services publics de base dont les populations et les acteurs socioéconomiques ont grandement besoin. Mais soyons justes : il faut reconnaître qu'en termes de fourniture de services publics, l'Etat algérien n'est pas, en Afrique, celui qui a le plus mauvais bilan. Non ! Sauf que, les mérites en la matière de l'Etat algérien doivent être relativisés. D'une part, parce que les inégalités spatiales sont encore criantes en Algérie sur ce plan (certaines zones et contrées sont encore scandaleusement privées des services publics de base) ; et, d'autre part, les ressources dont dispose l'Etat algérien sont sans commune mesure avec celles des autres Etats africains (au nord comme au sud du Sahara), qui sont pauvres pour la plupart. Pour revenir à la conclusion générale que je tire personnellement des analyses exposées dans cet ouvrage, je veux juste préciser qu'elle rejoint l'enseignement commun tiré par les spécialistes de toutes les expériences de développement territorial à travers le monde et, singulièrement, celles qui ont lieu dans les pays en développement, en Afrique, comme en Amérique du Sud et en Asie. Cet enseignement est que, compte tenu des échecs passés, l'Etat ne peut plus être considéré comme "l'acteur par excellence" du développement, celui qui, du niveau central, conçoit et met à exécution une politique nationale de développement. Au lieu de cela, l'Etat doit désormais se définir comme mission de soutenir et d'accompagner les acteurs territoriaux dans la mise en œuvre de leurs projets : cela non seulement en assurant une régulation économique d'ensemble appropriée, dans une optique keynésienne (notamment en termes d'encadrement des marchés et de réduction des inégalités), mais aussi en organisant le cadre institutionnel d'une offre de financement adéquate et en mettant à la disposition des populations et des acteurs de la vie socioéconomique les services publics dont ils ont besoin (dans les domaines de la formation, de la santé, du logement, des transports, de l'environnement, etc.).