Jeudi soir, l'auditorium du Palais de la culture était comble. Il y avait la “chréba béta” au grand complet. Quelques personnes arrivées en retard sont restées debout. La dégustation en valait la peine. L'orchestre, dirigé par Nacer Henni au piano, comprend deux violons, un clavecin, un luth, une guitare, une kouitra, un rbab, et trois percussions : tar et derbouka, alternant avec le bendir. Nacereddine Chaouli entame son concert, sous un tonnerre d'applaudissements mêlés de youyous stridents et longs, par un tonitruant Mata nastarihou men ouahch el habayeb. Touchia éclatante, menée de main de maître par des musiciens chevronnés, rompus aux subtilités spécifiques de chaque nouba. Le programme de cette soirée est très éclectique. Les morceaux chantés ont été choisis parmi un répertoire varié : Andalou, Hawzi, A'roubi, Gharnati, et Medh. Une vingtaine de chansons pour la première partie du concert, légères, parfumées, rythmées, dont la majorité étaient une invite à la danse. De Asafi ala ma madha, jusqu'à Ana el maoulou' bel houa, en passant par les célèbres Ouahed el ghozyel, Man Khanou zamanou, ou Sabri qalil… Silence religieux du public, alterné par des applaudissements lorsque le refrain marque un tempo plus vif et plus saccadé ; l'artiste sollicite le public qui reprend en chœur le refrain de Chahlet la'yani, une rumba dont les paroles chavirent les cœurs depuis des générations. Et puis, surprise, étonnement. Que voilà un Qoum tara (Lève-toi et admire les feuilles des amandiers pleuvoir alentour) insolite, différent, sorti des sentiers battus, extirpé de la gangue dans laquelle le grand Zyriab l'a incrustée il y a de cela quelques siècles. Un Qoum tara, revu et corrigé à la mode occidentale, modernisé en fait puisque les violons ont interprété un slow. Silence médusé du public. Regards interrogateurs qui se croisent. Questionnements muets. L'assistance retient son souffle. Un classique ne saurait subir l'outrage de la modification. Puis, le maître entonne le vrai Qoum tara, l'authentique, celui qui fut chanté dans toutes les écoles primaires algériennes depuis les années 1970. Ainsi donc, la première prestation n'était qu'une version édulcorée, agréable et douce à la fois, mais sans l'âme de l'andalou algérien. La première partie du concert prend fin avec Ah bouya hnini tab qalbi man qoulett lêla et Ya ahl ezzine el fassi ; le public se remet de ses émotions et Ya nass dzayer déchaîne des ondes de youyous interminables. L'ambiance est chaude et festive. Quelques jeunes se lèvent et bras tendus, dansent emportés par la légèreté des refrains qui stigmatisent la beauté des femmes, l'amour perdu, l'éloignement de la bien-aimée, ou la tristesse du temps qui passe. Au fait, qui mieux que les poètes arabes ont chanté ces thèmes ? La beauté féminine à travers Ya ouchek ezzine (ô amoureux de la beauté !), Ya ahl ezzine el fassi (Ceux qui détiennent la beauté de Fès), Ouahd El ghozyel bi djamalou sabani (Une gazelle, par sa beauté, m'a charmé) ou bien, l'amour perdu à travers Assafi ‘ala ma madha (Mes regrets pour ce qui s'est passé) et Bellah ya hmam , amchi liha ou khabarni (Va la voir et dis- moi) ou encore, l'éloignement de la bien-aimée par le biais de Amchi ya rassoul li dar el habib (Va à la maison de ma bien-aimée) et Qalbi ou qalbek madjrouh (Nos cœurs blessés…), Sabri qalil (Ma patience est de peu), enfin la tristesse du temps qui passe, divinement interprétée à travers Aghnem zamanek oualou sa'â (Jouis du temps présent ne serait-ce qu'une heure !) De grenade à Alger Entracte. La buvette est prise d'assaut, hélas les réserves d'eau minérale et de sodas sont insuffisantes. Certains restent sur leur soif. Un jeune couple franco-slave, rencontré la veille au concert d'Essendoussia se plaint de la sono. Trop fort. Le monsieur, profane, veut des éclaircissements: d'où vient cette musique ? Petit cours en trois secondes : élaborée à la cour de Grenade par Zyriab, emportée à la hâte dans les bagages des Arabes chassés par Isabelle et Ferdinand, elle se répand du Maroc à la Turquie en passant par quelques pays du Moyen Orient, selon des modes et des appellations différents. Trois écoles en Algérie : El Gharnatia de Tlemcen, Sanaâ d'Alger et le Malouf à Constantine. Ce jeune couple veut aller à la rencontre de toutes les musiques et a déjà connu la chinoise et la japonaise. Plaisir de les initier à la découverte de notre patrimoine séculaire. Seconde partie du concert : un M'dih dini est de circonstance en ces veillées de mois sacré. Suivi d'une chanson au tempo maghribi : Sa al toukoum billahi (Je vous ai interrogé, par Dieu), puis un Gharnati, Ma kountou adri (J'ignorais) terminé par une envolée lyrique qui enthousiasma l'assistance Hin tesfar el ‘achya (Lorsque le crépuscule tombe). Deux chansons “modernes” Ya elli sahrouni aïnik (Toi dont le regard m'a ensorcelé) et Bin el barah oual youm (Entre hier et aujourd'hui), alterneront la chute finale sur un classique irréprochable Ah ! ya bellaredj (La cigogne). Enfin, prélude à l'Aïd qui ne tardera pas à poindre à l'horizon : Saha aidoukoum (Bonne fête), reprise de la célèbre complainte immortalisée par feu Abdelkrim Dali, et qui au fil des ans, depuis quelques décennies, marque cette fête tant attendue. Jeudi soir, au Palais de la culture, sur les cimaises de l'auditorium, Zyriab, un verre de thé à la main, yeux mi-clos, s'est invité au régal, allongé sur un nuage… Nora Sari