En Algérie, les Aïssaoua se situent dans des espaces géographiques précis. À l'Est, Constantine, Annaba, Souk Ahras, à l'Ouest, Mostaganem. Leur prestation est axée essentiellement autour du medh, le chant religieux par excellence à la gloire de Dieu et de son Prophète. Au Maroc, en Tunisie, ainsi qu'en Libye, seules les chansons permettent de localiser géographiquement les Aïssaoua. Une chanson parle de Meknès, une autre cite un certain Chadli, Libyen, personnage important et connu du soufisme, et chantée par les Tunisiens. L'orchestre Merzoug de Biskra entre en scène. Trois tambours, un mezoued (cornemuse archaïque), huit karkabous, en pantalons bouffants et chemise blanche, chèche blanc et chaussures blanches, seul le gilet rouge (puis bleu ensuite) casse le blanc immaculé qui tranche avec leur teint couleur de miel. Certains Constantinois parmi le public semblent déçus. Il ne s'agit point de “leurs” Aïssaoua, mais d'une troupe typiquement folklorique biskrie à dominante karkabou. Mais qu'à cela ne tienne, la prestation fut à la hauteur de toutes les espérances. La chorégraphie est très simple. Les huit danseurs s'alignent puis se mettent en cercle, ils voltigent, les épaules tremblent en faisant songer au heddi de l'ouest algérien, les pas cadencés frappent durement les planches ; la formation est constituée de jeunes, à la taille élancée, minces et souriants à souhait. La première chanson, Sidi Zarzour, bien que faisant appel à des sonorités venues du tréfonds de l'Afrique, fait pourtant référence au répertoire de Mennaï. La seconde, par contre, est africaine, Ana Ouayé, Ana Ouayé, Sidi Merzoug… et fait appel au registre des Boussa'dia. Le chanteur esquisse des balancements de la tête de gauche à droite qui rappellent le j'dib ; le refrain Sidi Omrane, Moul eddiouane confirme le mode musical. La voix est claire et fraîche, en harmonie avec le fond saccadé jusqu'à la syncope des huit karkabous, que déchire le soprano aigu du mezoued. S'ensuit une partition plus rapide. Très rapide. Les tambours sont cognés à leur puissance maximale, le mezoued gémit, prêt à hurler, les pas de danse se font frénétiques ; la colonne de danseurs penche le buste en avant, à l'unisson, pendant que le mezoued hurle et déchire le staccato des cuivres. Le chef d'orchestre, vêtu d'une aâbaya blanche, prend le micro et entonne une salat ala rassoul où sont intégrés moulay Abdelkader, farès el hadhra. Réminiscences d'el Kilani, et le terme el hadhra, (propres aux Aïssaoua), qui est la danse préparatoire avant la transe. Cependant, le karkabou demeure l'élément supplémentaire qui a été intégré à ce chant propre aux Aïssaoua. Puis Oyé ya rassol Allah, un medh aux intonations africaines, pousse le chanteur à esquisser un j'dib, tout en empoignant de part et d'autre les flancs de sa ‘abaya ; une dame dans l'assistance en fait autant ; un foulard autour des épaules, elle se laisse emporter par la vague du j'dib se servant de ses bras et de sa tête pour marquer le rythme. Enfin, la célèbre épopée de Sidi Mansour, tel un mugissement, sourd de toutes les poitrines Allah Allah ya baba, ou slem ‘alik ya baba. Ce célèbre refrain est repris en chœur par le public. Jeunes gens et jeunes filles dansent à la perfection dans les travées, emportés par ce chant venu de contrées lointaines et propre à toute l'Afrique du Nord. S'ensuit une chanson tunisienne ‘Arbiya ou rekba el khayali que des jeunes, parmi l'assistance, interprétèrent à tue-tête. Voilà que le mezoued est rangé et fait place à la ghaïta (genre de trompette). Une chanson tunisienne qui a traversé le XXe siècle sans prendre une seule ride : Ya salha ! Les huit danseurs avec leur karkabous se déhanchent langoureusement au rythme de la ghaïta qui, maintenant, fait vibrer la salle. Le chef d'orchestre, en solo, reprend un tube de Mennaï, Ouallah ya Ghania ; les karkabous sont remisés ; on frappe des mains. Le jeune soliste revient pour clore le concert sur le mode aï yaï du Sud, dans le pur style Khelifi Ahmed, il interprète Ya Naïma alech alik ? Puis, sur l'air de Beqaou ‘ala khir, la troupe, sans cesser de danser et de jouer, descend de scène, traverse la salle et se dirige vers le hall du cinéma. Encerclée par un public aux anges, la troupe donne son ultime prestation. Biskra, la perle du désert, en a égrené un chapelet entier, hier soir, à El-Mouggar. Bon point pour Biskra qui a donné naissance à une formation d'une telle valeur ! NORA SARI