Par : YOSSEF BEN-MEIR et ELLEN HERNANDEZ Lorsque des réunions communautaires sont organisées pour déterminer les projets de développement prioritaires dans les villages, les quartiers, les écoles, les champs agricoles, il est impératif de parler la langue locale, celle parlée au quotidien. L'idée d'une personne ou d'une communauté de personnes explorant ce à quoi elles aspirent au plus haut point dans leur vie doit être aussi réelle et aussi liée que possible à leur notion de "soi". Notre langue maternelle c'est la langue de notre cœur, et nous pouvons nous exprimer dans cette langue comme dans aucune autre, car c'est ainsi que se déroule notre contemplation la plus profonde. C'est la langue de la prière, de la miséricorde et du pardon, la langue de l'amitié et de l'amour. Elle découle du concept de la mère, celle qui nous nourrit lorsque nous sommes enfants, et qui est celle qui nous insuffle les premières notions de langage et qui essaie d'articuler ce que nous entendons. S'exprimer dans sa langue maternelle et le développement durable sont deux concepts intrinsèquement liés. Lorsque nous travaillons avec des groupes communautaires par le biais du dialogue participatif, nous nous attachons à identifier ce qui est le plus recherché et ce à quoi les gens veulent pleinement se consacrer. Ce type d'introspection doit être une démarche entièrement transparente et honnête, en réfléchissant à notre "moi profond" dans la langue dans laquelle nous sommes le plus à l'aise. La langue est donc un élément essentiel de la durabilité. La planification communautaire participative est une marque de fabrique des organisations de la société civile qui se consacrent au développement durable, mais en présence de plusieurs langues parlées, les choses peuvent vite se compliquer. Les travailleurs de la société civile se trouvent souvent dans des situations où ils n'ont d'autre choix que d'utiliser leurs langues nombreuses et variées – au Maroc, par exemple, il s'agit de l'arabe et de tamazight – pour communiquer efficacement et tenter de rendre l'expression la plus personnelle et la plus proche de ce qui est réellement ressenti. Cela nécessite un va-et-vient entre les langues et crée ainsi un climat de multilinguisme. La notion de multilinguisme est en fait très ancienne. Dans la tradition hébraïque, par exemple, la plus haute juridiction comptait 70 juges pour refléter ce que l'on considérait comme les 70 langues racines du monde. L'idée était que si chacune de ces langues essentielles était représentée, les questions soumises à la cour seraient abordées sous toutes les perspectives et sous tous les points de vue différents, afin de parvenir à une compréhension la plus juste des sujets examinés. Nous devrions apprendre autant de langues que possible, non seulement comme une compétence mais aussi comme une opportunité de créer des perceptions. Grâce à des expériences telles que les voyages, le travail à l'international, l'immigration et l'expérience personnelle, nous développons une perspective multilingue, et partant pluraliste. Bien que cela aille à l'encontre de la philosophie selon laquelle un citoyen engagé et connecté bénéficie d'une langue racine commune, la notion d'"alternance codique" démontre une capacité à négocier les sphères personnelles et publiques de l'enseignement supérieur, du travail, du commerce ou encore de la société. Elle nous permet également de partager nos connaissances culturelles et linguistiques avec nos pairs. Comme la langue est vivante et en constante évolution, et que des milliers de langues sont aujourd'hui menacées, il y a aussi quelque chose dans la nature de la langue qui doit être préservée. Nous savons que les êtres humains sont présents sur cette planète depuis des dizaines de milliers d'années. Imaginez donc le nombre de langues qui sont apparues et qui ont disparu au cours de cette période ? Les langues d'aujourd'hui peuvent être rattachées à certaines d'entre elles, mais d'autres sont tombées dans l'oubli. Même les milliers de langues qui existent aujourd'hui ne peuvent être comparées à la totalité de toutes les langues qui ont existé. À l'instar des espèces végétales et animales, la diversité naturelle des langues est chaque jour un peu plus menacée et cette tendance se poursuivra au fur et à mesure que les locuteurs des langues menacées disparaîtront ou seront assimilés à des groupes plus importants. C'est pourquoi, nous n'avons d'autres choix que de faire l'effort de préserver les langues par le recours au multilinguisme. Nous devons les documenter et les archiver, comme dans le cadre du projet "Langues en danger", mais nous devons aussi les apprendre et les utiliser dans des situations réelles par la pratique et l'expérience. Bien que l'apprentissage classique dans des salles de classe garde son utilité, la plupart d'entre nous apprennent mieux de nouvelles langues par l'immersion. C'est dans des situations réelles que les gens apprennent le mieux à cultiver des arbres ou à fournir une aide juridique en tant que cliniciens et serviteurs de la communauté, et nous savons que nous intégrons ces compétences, capacités et perceptions et les absorbons mieux lorsque nous les appliquons dans notre vie de tous les jours. Une expression linguistique sincère permet de concevoir des initiatives adaptées pour répondre à nos besoins humains, créant ainsi la base de leur durabilité. Le multilinguisme nous donne l'éventail de points de vue dont nous avons besoin pour une compréhension plus complète, suivie de décisions qui tiennent compte de l'ensemble des facteurs qui sous-tendent (et entourent) nos conditions de vie. Plonger du mieux que nous pouvons dans nos langues d'origine et celles parlées autour de nous contribuera à en garantir la pérennité sur terre et nous fera profiter de la richesse des symboles et des connaissances qu'elles véhiculent.