À la veille de la pandémie de Covid-19, près de 24 millions d'Algériens consacraient déjà plus de 60% de leurs revenus à la satisfaction de leurs besoins alimentaires, alors que cette proportion se situe entre 10 et 20% dans de nombreux autres pays au monde, selon une étude de l'expert en questions sociales, Nouredine Bouderba. Ce constat établi par Nouredine Bouderba, spécialiste des questions sociales, se veut un préambule de l'étude qu'il a réalisée sur l'impact de la pandémie sur la population. Ce ratio, explique cet ancien syndicaliste, indique que "plus de la moitié des Algériens vivent soit dans la pauvreté, soit dans la quasi-pauvreté, c'est-à-dire qu'il suffit d'une importante augmentation des prix à la consommation ou d'une importante diminution de leurs revenus réels pour qu'ils basculent dans la pauvreté". Pis encore, le confinement a eu pour principaux effets une diminution drastique des revenus des Algériens, accompagnée non seulement d'une flambée des prix mais aussi d'une hausse très importante des dépenses sanitaires d'urgence, pour faire face à ce virus mortel. Pour M. Bouderba, cette précarité, qui caractérisait la vie des Algériens durant la période pré-Covid-19, est le fruit de la jonction de plusieurs facteurs. Il cite le système de santé qui, pour lui, n'arrive pas à répondre aux besoins de la population. "La pandémie a mis à nu un système de santé incapable de répondre aux besoins de la population, surtout en période de crise, avec une inégalité d'accès à la prévention et aux soins", relève-t-il. "Aujourd'hui un Algérien payé au salaire moyen (40 000 DA) doit débourser entre une fois et demie et trois fois son salaire journalier pour une consultation chez un médecin spécialiste libéral contre 40% du revenu journalier moyen d'un salarié français", argue-t-il. Cette situation a amplifié l'importance de ce que l'OMS désigne sous le vocable de "dépenses de santé catastrophiques", poussant de plus en plus d'Algériens au "renoncement aux soins pour raison financière". Cette incapacité à faire face aux dépenses de santé est liée de manière directe aux revenus faibles dont bénéficie la majorité des citoyens. "Selon les deux derniers rapports sur les salaires 2018-2019 et 2020-2021, publiés par l'OIT, la croissance du salaire réel moyen en Algérie a été négative sur la période 2000‐2017 (‐4,4%) et en 2018 (-2,6%). Ce recul est dû essentiellement à la stagnation en valeur nominale du SNMG durant 8 années. Mais, en valeur réelle, ce dernier a reculé (-2,6%) sur la période 2010‐2019, malgré une croissance annuelle moyenne de la productivité positive (+ 0,6%)", souligne Nouredine Bouderba dans son analyse. Les salaires des Algériens sont tellement bas qu'il leur est impossible de faire face aux prix internationaux des produits essentiels, notamment alimentaires. Une partie de la population a, plus ou moins, pu résister à cette double crise économique et sanitaire grâce à la subvention des produits alimentaires budgétisée et grâce à des prix énergétiques locaux, calculés en référence à leur coût de revient local et non au prix international, comme le font le FMI et la Banque mondiale (BM), tient à préciser ce spécialiste des politiques sociales. Ces deux avantages ont évité à la majorité des Algériens de sombrer dans la pauvreté extrême. Une politique fiscale "injuste" Les difficultés auxquelles est confronté l'Algérien actuellement sont provoquées par, entre autres facteurs, une politique fiscale que M. Bouderba qualifie d'"injuste". "La politique fiscale en Algérie ne se conforme pas au principe d'égalité des citoyens devant l'impôt", constate-t-il. La politique fiscale nationale est caractérisée par une progressivité insuffisante, une non-imposition du patrimoine et des grosses fortunes, de multiples exonérations et abattements, un niveau très élevé de l'impôt non recouvré, une évasion fiscale... "Selon les statistiques de l'ONS, en 2019, l'IRG sur les salaires en Algérie représente 3,46% du PIB contre une moyenne de 0,1% en Afrique (0,4% en Tunisie, par exemple), 0,2% du PIB dans les pays de l'Amérique latine. A contrario, les recettes de l'impôt sur les bénéfices des sociétés (IBS) ne pèsent pas beaucoup en Algérie, comparativement au reste du monde. En 2019, elles représentaient, indique l'ONS, l'équivalent de 1,9% du PIB contre 2,5% en Tunisie, 4,7% au Maroc et 2,8% en moyenne dans les pays africains", soutient notre source. Cependant, remarque-t-il, l'impôt sur le patrimoine représente un millième de pourcent du PIB (0,00011%) en Algérie contre 0,3% en Tunisie, 1,6% au Maroc et 4,1% en France. Chômage : une hausse difficile à cacher... Abordant le volet lié au chômage, l'expert estime qu'il est en nette hausse que les autorités ont de plus en plus de mal à masquer. Le dernier rapport publié par l'ONS, en mai 2019, porte la population en chômage à 1,5 million, correspondant à un taux de chômage de 11,4%, dont 442 000 jeunes âgés de 16 à 24 ans (soit un taux de 26,9% pour cette catégorie). Toutefois, il faut noter que "le nombre réel des chômeurs est largement sous-estimé par les statistiques officielles, du fait de la manipulation du taux de la population active, qui permet d'ajuster le taux de chômage", relève-t-il. Plus explicite, il ajoute : "À ce titre, l'examen des différents rapports de l'ONS fait ressortir que le taux d'activité des jeunes (population active âgée de 16 à 24 ans rapportée à la population totale de cette tranche d'âge) est passé de 37% en 2000 à 29,3% en 2010, puis à 25% en 2019. Si l'ONS avait, en 2019, pris le même taux d'activité des jeunes de l'année 2000 (soit 37%), le taux de chômage de cette catégorie aurait été, non pas de 26,9% comme retenu en mai 2018, mais de 50,3%, et le taux de chômage global s'élèverait à 16,44%. Par genre, cela aurait donné une femme sur trois et 3 jeunes filles sur quatre en chômage." Ce niveau de chômage important trouve son explication, selon notre interlocuteur, dans l'absence d'une politique d'emploi durable adossée à une économie productive, la politique d'austérité menée depuis 2015, et dans des dispositifs d'aide à l'emploi "non viables, inefficients et en inadéquation avec la réalité économique, et surtout gangrenés par le clientélisme et la mauvaise gestion". Cela étant, le gouvernement s'est engagé, en 2019, à intégrer sur une période de trois années, soit au 31 décembre 2021, 365 000 bénéficiaires du pré-emploi dans les administrations publiques, dont 160 000 en 2019 et 105 000 en 2020. Il ressort qu'à la fin décembre 2020 le nombre des jeunes intégrés avait atteint à peine 20 221, soit un taux de réalisation de 5,5%, alors que l'objectif fixé à cette date était de 72,6%. Jusqu'à mai 2021, le nombre de contractuels en pré-emplois intégrés a atteint 68 000. Précarité du travail Il est néanmoins important de rappeler que cet état des lieux de l'emploi concerne la période pré-Covid-19, que la pandémie est venue aggraver substantiellement et dont l'impact réel reste à évaluer. C'est dire la précarité du travail qui tend à se généraliser dans le pays. "Plus de la moitié des travailleurs algériens, soit près de 6 millions d'employés, exercent dans le secteur informel, à titre de salariés non déclarés, d'indépendants, de tâcherons, d'agriculteurs, de travailleurs à domicile, etc., sans aucune protection sociale contre les aléas de la vie, la maladie ou la perte de revenu", déplore encore Nouredine Bouderba. Dans le secteur privé (non informel), signifie-t-il, ils sont "plus de 3 millions de salariés, dont les trois quarts occupent un emploi temporaire. La moitié de ces travailleurs, dont quatre jeunes sur cinq, ne sont pas déclarés à la sécurité sociale". Ce qui est encore plus déplorable, c'est que le pouvoir de négociation de cette catégorie de travailleurs est pratiquement nul puisque, dans la pratique, le droit syndical et son corollaire, le droit à la négociation collective, pourtant consacrés par la loi, leur sont refusés. Mais la précarité ne se limite plus au secteur privé. Il arrive souvent de trouver, dans beaucoup d'entreprises publiques, des travailleurs en CDD successifs, depuis plus de 10 ans, voire 15 ans, au mépris de la loi. Il faut noter que les travailleurs temporaires, dans leur quasi-totalité, font l'objet de discriminations multiples. Salaire réduit pour le même poste de travail malgré une charge de travail plus importante, inégalités en matière de gestion de carrière, absence ou insuffisance de couverture médicale, d'assurance chômage, d'assurance retraite et discrimination dans le bénéfice des prestations des œuvres sociales et des mutuelles. Pour illustrer ce constat, notre interlocuteur indique qu'environ un million de jeunes travaillant dans le cadre de l'emploi aidé perçoivent un salaire inférieur au SNMG, ne sont pas couverts contre le risque chômage et retraite et ne bénéficient pas des prestations des œuvres sociales et de la mutuelle, lorsque cette dernière existe. "Les pertes de revenus de travail sont estimées à 1 200 milliards de dinars dont 400 à 450 milliards de dinars restent à mobiliser par l'Etat, pour compenser la perte du pouvoir d'achat des travailleurs du secteur informel et du secteur économique public et privé", affirme-t-il. Cette aide aux entreprises et cette compensation de la perte de revenus des travailleurs sont essentielles pour éviter la paupérisation de pans entiers de la société et pour la relance économique et sociale par l'augmentation de l'offre et de la consommation. "Cette compensation, au demeurant partielle, peut être consolidée par une augmentation substantielle du SNMG en 2021, qui aura pour effet, non seulement l'amélioration du pouvoir d'achat des travailleurs, la relance de la consommation et l'amélioration de la viabilité financière des caisses de sécurité sociale, dont la CNR et la Cnac", suggère-t-il.