"Qu'est-il advenu de Abane ? Abane est mort. Vous connaissiez pourtant ma position. Nous avons dit qu'il ne devait pas être exécuté ! Boussouf nous a forcé la main. Mais Boussouf ne peut pas décider sans vous ! Vous êtes vous-mêmes partis d'accord sur ce point !" Nous sommes à l'aéroport de Tunis, en 1957. La scène décrite dans le tome II des mémoires de Lakhdar Bentobbal, Lakhdar Bentobbal, la conquête de la souveraineté, recueillis par l'historien Daho Djerbal et qui vient de paraître aux éditions Chihab, se déroule quatre ou cinq jours après la liquidation physique, à Tétouan (Maroc), d'une des figures majeures de la Révolution, Abane Ramdane, le 27 décembre 1957. Une scène, pour le moins surréaliste, ponctuée par des "éclats de voix" et de "cris" entre Lakhdar Bentobbal et Mahmoud Chérif, officier de l'ALN. Les deux hommes se retirent ensuite, avant d'être rejoints par Krim Belkacem, premier maquisard de la Révolution, et plus tard, signataire des Accords d'Evian, le 19 mars 1962. Et Bentobbal de lui poser la même question : "Abane est mort ?" Krim répond : "Oui, il est mort. Allons au bureau pour en parler." Il venait de rentrer du Maroc où Abane Ramdane fut étranglé jusqu'à la mort. Un assassinat qui était déjà dans l'air depuis quelques mois déjà, et qu'Abdelhafid Boussouf, responsable de la Révolution au Maroc, Krim Belkacem, Mahmoud Chérif considéraient comme inévitable au regard des accusations de "travail de sape" et de "divisions" portées contre Abane Ramdane. Dans ses mémoires post mortem, Bentobbal raconte : "Il a commencé à toucher à l'armée que nous considérions comme sacrée. Nous pouvions tout accepter, sauf la division de cet organe. Nous avons vu Abane seul, sans Lamine Debaghine, ni Ferhat Abbas, ni Abdelhamid Mehri non plus. Nous l'avons menacé. Le travail de dénigrement ou de division de l'Armée de libération était passible de la peine de mort à l'intérieur du pays. Nous l'avons informé que s'il continuait, nous demanderions son arrestation et son élimination des organes dirigeants." Et tout au long du chapitre consacré à Abane Ramdane : "L'Affaire Abane Ramdane", on y découvre un homme décrit comme "arrogant", "méprisant" et qui faisait "cavalier seul". Doté d'une intelligence rare, il avait, en fait, réussi à imposer son nom et devenir incontournable dans la prise de décision, allant jusqu'à donner des ordres sans consulter les autres figures de la Révolution. "Son comportement était devenu très inquiétant car il avait pratiquement gagné à sa cause, la Zone autonome d'Alger (...) Il avait comme acquis Sadek (Dhiles) qui était quand même chef de la Wilaya IV, et là ce n'était pas une simple zone, mais toute une wilaya, il a réussi à avoir avec lui une partie importante de la Wilaya I", raconte encore Bentobbal. Abane avait, par ailleurs, deux autres organes d'influence sous son contrôle, et pas des moindres, qui étaient l'UGTA et le journal El Moudjahid, l'organe de la Révolution. "Abane effectuait un travail de mobilisation des forces autour de lui. Il avait l'UGTA ; et l'appui de certains secteurs de l'Armée de libération lui aurait permis de se considérer de nouveau comme quelqu'un de puissant et de s'imposer (...)", lit-on dans le livre. L'influence grandissante de celui qu'on surnomma plus tard l'architecte de la Révolution semblait du coup très mal perçue par les militaires dirigeants, notamment. On lui attribue alors des "intentions" de vouloir avoir la "mainmise sur l'appareil militaire, à partir d'Alger". Que faire ? Il faut absolument l'écarter et l'isoler. Bentobbal avouera, dans le livre, que le CCE a, à maintes reprises, été été informé du "travail de sape" que menait Abane Ramdane. Krim Belkacem, Abdelhafid Boussouf et Bentobbal voulaient notamment mettre le CCE devant ses responsabilités et agir en conséquence. "La situation s'aggravait davantage concernant Abane. Il n'avait pas cessé son dénigrement contre Krim, Boussouf et moi. Il poursuivait son travail de division au sein de l'Armée de libération. Nous avons alors posé son problème devant tout le CCE", lit-on dans l'ouvrage. Le CCE a-t-il pris ses responsabilités ? Loin s'en faut. "Tous ont été mis au courant, mais personne n'a pris de décisions, ni de sanctions", selon les propos recueillis par l'historien Daho Djerbal auprès de Bentobbal. C'est peut-être à partir de ce moment (le refus du CCE de condamner Abane) que la liquidation physique d'Abane Ramdane fut prise par ses détracteurs. "Puisque vous n'avez pas pris vos responsabilités, nous vous informons que dorénavant, nous ne resterons pas les bras croisés. Nous allons prendre les nôtres quelles qu'en soient les conséquences. S'il le faut, nous passerons par l'illégalité sur le plan formel. De toutes les façons, nous refusons d'accepter une catastrophe en Algérie, uniquement par peur de l'illégalité juridique", lit-on encore. Les menaces Et devant le refus du CCE de trancher, Krim, Bentobbal, Boussouf et Mahmoud Chérif avaient décidé de convoquer Abane. "C'était une véritable convocation d'autorité et non la convocation habituelle pour les réunions ordinaires. Nous l'avons emmené dans une villa du Belvédère à Tunis où se trouvait une des permanences du CCE. Le groupe m'a demandé de parler en son nom et en sa présence." Bentobbal s'adresse ensuite à Abane : "On t'a averti dès le départ, dis-je, mais tu n'as pas voulu arrêter le travail de sape, les dénigrements auxquels tu te livres, les réunions que tu organises dans les rangs de l'armée, la politique personnelle que tu mènes dans les colonnes d'El Moudjahid (...) tout ceci tu n'as pas voulu l'arrêter. Nous avons posé le problème au CCE mais les autres membres n'ont pas voulu assumer leurs responsabilités. Maintenant c'est nous qui allons les prendre. Nous t'informons, et c'est le dernier avertissement, quelle que soit ta force, quels que soient ta personnalité ou le prestige dont tu bénéficies, ne crois pas que cela va te protéger ou que nous allons avoir peur de toi. Où tu arrêtes où nous prendrons nos responsabilités." Mais malgré cela, Abane continuera de persister dans sa conduite, selon le livre. Et c'est alors que ses détracteurs (Krim, Bentobbal et Mahmoud Chérif ont décidé de lui inventer une mission au Maroc. Lors de cette réunion, Bentobbal affirme qu'il n'était pas d'accord pour une liquidation physique, contrairement, dit-il, à Krim et Mahmoud Chérif. Mais à partir de ce jour, (assassinat de Abane au Maroc), tout avait, selon Bentobbal, changé dans la suite de la Révolution. "À partir de ce jour, la lutte est devenue ouverte entre nous et Krim pour le pouvoir, avec la différence que Krim était beaucoup moins intelligent, il avait beaucoup moins d'allure et d'envergure que Abane. (...) c'était à ce moment-là que nous avons compris que, pour Krim, l'élimination de Abane n'était pas tant la sauvegarde de la Révolution que la disparition d'un personnage gênant dont la présence contrariait ses projets." Des dissensions se font alors jour et les directions de la Révolution se scindaient en groupes, comme au CNRA ou encore au CCE. Boussouf et Bentobbal d'un côté, Krim et Mahmoud Chérif d'un autre. En somme, les mémoires de Bentobbal dont le rôle fut décisif dans la tournure des événements au cours la Révolution confirme la thèse d'un assassinat savamment orchestré contre une figure centrale la guerre de Libération. Un livre à lire car il éclaire une part sombre de la lutte armée qui continue de structurer les événements politiques et idéologiques contemporains.