“L'arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse”. Alessandro Butticé, porte-parole de l'Office de lutte antifraude (OLAF) ne pouvait pas trouver meilleure formule pour illustrer le phénomène de la corruption. En Algérie, les scandales qui défraient quelquefois la chronique sur telle ou telle affaire de malversation sont uniquement la face visible de l'iceberg. Ils lèvent le voile sur des pratiques endémiques et des dérives qui ternissent l'image du service public et sapent la bonne marche de la machine économique. “Il y a un haut niveau de corruption au sein des institutions de l'état”, assène Djillali Hadjadj, représentant de Transparency International dans notre pays. à l'instar de M. Butticé, il intervenait, hier, à la première journée du colloque régional sur la transparence dans les affaires et son rôle dans le développement de l'économie et de la société civile, organisé par la fondation allemande Friedrich-Naumann-Stiftung. Ces assises, qui se sont tenues à l'hôtel Le Moncada, se sont élargies à des invités du Maroc et de la Tunisie. Rabat est représenté par des délégués de TI. Tunis pour sa part, a dépêché un professeur d'université. Le constat établi sur l'Algérie était sans complaisance. En sa qualité de président de l'Association algérienne de lutte contre la corruption (AACC), M. Hadjadj n'a pas mâché ses mots. “S'il y a une petite corruption, cela veut dire que les pouvoirs publics ne donnent pas l'exemple”, a-t-il répliqué à Lucio Guerrato, ambassadeur de l'Union européenne. Ayant pris la parole à l'ouverture des travaux, il avait estimé que la petite criminalité est plus dangereuse, en ce sens qu'elle “sape la confiance qu'a le citoyen en l'état”. “Si vous vous apercevez que vous devez payer pour obtenir ce qui vous est dû. C'est la forme la plus néfaste de la corruption”, a observé M. Guerrato. Confronté à cette cruelle réalité, il ne sait que faire. “Condamner c'est facile, identifier les dysfonctionnements aussi. Mais comment gérer les fonds et faire avancer les choses ? sans crainte de détournements”, s'est interrogé l'ambassadeur de l'UE avant d'admettre “qu'il est démuni dans ce domaine” et dépourvu du pouvoir “de dire à l'administration qu'il faut agir de telle sorte parce qu'il y va de son intérêt”. Indésirable et harcelée, l'AACC tente de son côté de jouer un rôle rédempteur. Depuis sa création en 1999, elle milite pour une plus grande mobilisation en faveur de la lutte contre la corruption. Son activisme ressemble à un chemin de croix tant les oppositions et les pressions sont immenses. Selon M. Hadjadj, “la volonté politique — d'en finir avec la corruption —n'est pas encore sortie des discours”. En témoigne ce classement honteux de Transparency International qui, depuis trois ans, attribue à l'Algérie des notes catastrophiques. Le président de l'AACC a terminé son exposé sur une note d'humour en faisant remarquer que “l'Algérie n'a aucune relation commerciale avec les dix pays les moins corrompus du hit parade de TI”. Au Maroc, la situation n'est guère plus reluisante. Bien qu'il soit mieux classé que notre pays, il s'avère que la pratique de la corruption y prend de nouvelles proportions. Pour preuve, le royaume a dégringolé de la 45e à la 70e place en 6 ans. Entre 2002 et 2003, 111 affaires de corruption ont été jugées. Le préjudice qu'elles ont entraîné est de 8 milliards de dollars. “De quoi construire un million de logements”, commente une journaliste marocaine. Un de ces scandales a fait tache d'huile. Il s'agit du détournement des fonds de la caisse de sécurité sociale. 11 milliards de dollars y ont été dilapidés. L'affaire révélée par la presse a conduit à la mise en place d'une commission parlementaire avant que la justice ne s'en saisisse. Cependant, il est encore rare que les tribunaux fassent leur travail. “Il y a des dossiers devant les tribunaux depuis plusieurs années, mais ils ne sont pas encore jugés”, confie Mostafa Zenaïdi, représentant de TI Maroc. Vendredi prochain, l'association soufflera sa dixième bougie. Cet anniversaire coïncidera avec la célébration de la journée internationale de lutte contre la corruption. M. Zenaïdi et ses camarades en profiteront pour organiser une conférence de presse où ils présenteront un plan d'action de lutte contre la corruption. “Le 23 avril dernier, le gouvernement a annoncé un programme largement inspiré de nos propositions”, s'enorgueillit le représentant de TI à Rabat. Très active, l'association a initié une enquête auprès de 1 000 ménages et 400 entreprises. Par ailleurs, elle a participé à l'élaboration de la charte d'éthique au sein de la confédération patronale. Néanmoins, en dépit de toute cette bonne volonté, les autorités marocaines semblent encore allergiques aux militants anticorruption qui n'ont ni leur soutien, ni leur sympathie. Q'en est-il de notre voisin de l'est. Se contentant d'une présentation très académique, El Frioui Mohamed, professeur en management à l'université de Tunis, a balayé d'un tour de bras la réalité de son pays. “Je n'ai pas connaissance d'affaires de corruption”, a-t-il répondu aux interpellations de l'assistance. Sous le régime de Ben Ali, la presse qui ailleurs a une faculté d'alerte, est bâillonnée. L'opinion publique est également soumise au silence. Compte tenu de cet état de fait, il est à s'interroger sur la valeur réelle de l'indice de perception de Transparency International. Comment l'évaluer en Tunisie si les gens sont interdits de dire ce qu'ils pensent ? Pourtant, dans la lutte contre la corruption, l'apport de la société civile et des médias est déterminant. Tous les invités de la fondation Naumann ont été unanimes à le dire. Aujourd'hui, ils devront rendre compte des conclusions de leurs travaux. La séance de clôture, qui aura lieu à l'hôtel El Djazaïr, sera couronnée par l'adoption d'un plan de travail. Il est à noter que le prochain rapport de TI portera sur la corruption dans la santé. En 2007, il sera question de la défense et la sécurité, les secteurs les plus corrompus dans le monde arabe. SAMIA LOKMANE