Nous nous sommes entretenus avec lui à bord du vol Djanet-Alger alors qu'il était en train de composer des couplets émouvants à la mémoire du troubadour qui nous a quittés le 18 juin dernier. Il était venu spécialement d'Allemagne pour exprimer sa sympathie à la famille Bali, une amitié de près de quinze ans ayant lié les deux hommes. Baroudi nous livre un avis pertinent sur l'apport de Bali dans le développement de la musique targuie. Liberté : On sait qu'une grande amitié vous liait à Bali. Comment vous êtes-vous connus ? Hamid Baroudi : C'était au début des années 1990. Je venais de réaliser le clip de Caravane to Bagdad. Je l'avais tourné à Almeria, dans le sud de l'Espagne. La sortie du clip coïncida avec la première guerre du Golfe. J'étais de suite mis à l'index comme étant un artiste antiaméricain et je fus interdit d'antenne. Censuré. Caravane to Bagdad était interprétée comme une allusion à la campagne américaine en Irak. Je fus même menacé d'expulsion. Mais, comme la presse a un vrai pouvoir là-bas, on a commencé à parler de moi. MTV, VIVA, CNN, la BBC, toutes les chaînes me sollicitaient. Mon clip passait en prime time. Il a fait un tabac. Pendant ce temps, en Algérie, rien. Un seul type m'appelle : Aziz Smati. C'était pour son émission “Bled Music”. Et ça a commencé à cartonner ici. Quand les gens voyaient le clip, ils disaient : “C'est Djanet, ça.” Je descends à Djanet en 1991 et rencontre les Touareg. Ils m'ont dit que quelqu'un voulait me rencontrer. C'était Bali. J'étais venu pour deux jours, j'y suis resté 21. Mon âme était ensorcelée par la beauté du désert. L'année d'après, en 1992, Bali est venu en Allemagne. Il y avait sa mère, ses cousines, qui étaient des choristes. Nous avons fait huit concerts ensemble : Bruxelles, Amsterdam, Londres, Berlin… Le public était émerveillé. Il y a eu un très riche échange entre nous. Nous jouions ensemble, nous faisions des jam-sessions. Chacun a ramené quelque chose. Nous sommes devenus frères. Vous devez être profondément affecté… Naturellement. Je suis venu directement d'Allemagne spécialement à Djanet, pour exprimer ma solidarité à sa famille. Je suis venu au nom de tous les artistes du Nord qui, faute de vols, n'ont pu faire le déplacement à temps. J'ai dû interrompre mes projets en cours. Je devais sortir un album cet été. Je vais revoir mon album. Je vais le dédier à Bali à travers une chanson qui lui est chère, une chanson à laquelle il tenait beaucoup. Ce matin [samedi 25 juin, ndlr], j'ai rencontré les jeunes de la ville [les musiciens de Bali]. Ces jeunes n'ont plus de repères actuellement. Ils ne savent plus quoi faire. Ressusciter Bali ou faire autre chose ? Ils n'ont plus de leader. Avec cette tragédie, ils sont devenus matures. Je leur ai dit : Maintenant, vous avez une responsabilité immense. Personne ne peut vous dire ce qu'il y a lieu de faire. Avant, le avernous, c'était Bali qui le portait. À présent, c'est à vous de porter le avernous. Vous avez voulu les bousculer un peu ? Moi, je les considère comme des frères. Aux yeux des gens de ma région, à Tiaret et dans l'Oranie, on me dit : “Tu as délaissé l'Ouest et tu t'occupes trop du désert.” Mais, quand on regarde le passé culturel, religieux, civilisationnel, on constate que tout est sorti du désert. Les cinq prophètes, les cinq Livres saints… Le désert nous a apporté tant de choses. Je lance un appel, un cri de désespoir, je demande en tant qu'artiste algérien du Nord aux autorités culturelles, aux autorités qui s'occupent de la communication, et là je pense aux médias, je leur demande une seule chose : cette personne a beaucoup donné à l'Algérie par sa culture millénaire, témoignez-lui un peu de reconnaissance. Je vis là-bas et je vois comment des personnalités de haut rang sont épatées par l'œuvre de Bali et par le désert algérien. Rendez à Bali la place qui lui est due dans la culture algérienne. La disparition de Bali est l'occasion d'évoquer d'autres perles qu'on a perdues comme Hadj Abderrahmane, Rouiched, Ahmed Wahbi, l'Apprenti... Pourquoi attendre qu'ils agonisent sur un lit pour venir avec une gerbe de fleurs et leur demander pardon ? Notre pays est le seul où l'artiste n'a pas de statut. C'est grave. Nous avons pourtant la civilisation la plus ancienne de la planète, avant la civilisation pharaonique et babylonienne, et on ne fait rien. Je n'appartiens à aucun parti et je le dis en tant qu'artiste indépendant : je suis fier de porter l'Algérie en moi. J'aurais bien aimé être né targui, kabyle, chaoui, mozabite et arabe. Oui. Tout ça à la fois. J'en veux à ma mère, car elle ne m'a pas mis au monde cinq fois. Nous souhaiterions avoir un avis technique sur la musique de Bali. Quelle appréciation faites-vous de l'apport de Bali dans la musique targuie ? Bali était très imprégné de la musique targuie. Il baignait dans plusieurs styles musicaux. Sa musique était très documentée acoustiquement. Il convient de souligner qu'il a su imposer avec sagesse un instrument qui n'est pas du désert : le luth. Au Mali, on joue plutôt de la guitare blues comme le fait Ali Farka Touré. Lui, il avait un son du Maghreb, dans la veine de Nass el Ghiouane, Jil Jilala… L'avantage qu'il avait par rapport aux artistes touareg du Niger, du Mali, de la Mauritanie, c'est qu'il jouait unplegged. Il développait un son acoustique. De plus, il a introduit le djembe, intégré des sons de l'Afrique de l'Ouest, du Sénégal, etc. C'est la raison qui fait qu'en Europe, il avait rencontré un public pluriethnique. En Algérie, hélas, l'ouïe des générations actuelles, exposées à des centaines de chaînes satellitaires, est devenue consommatrice sans être critique. La musique se limite au synthé et aux boîtes à rythme et les textes ne sont pas riches. C'est le diktat du commerce. “Bali, moi, on n'est pas des artistes embedded”, à la solde du marché. Mais, on n'est jamais prophète en son pays. Des femmes comme Terzegh, Khaoulen ou encore el hadja Khadidja, la mère de Bali, qui sont les doyennes de l'imzad, sont en train de s'éteindre. Elles n'ont plus le cœur à continuer après la mort de Bali. Ce sont des instruments millénaires qui sont menacés de disparition. Et cela fait mal au cœur. Puisse la mort de Bali contribuer à susciter une prise de conscience et faire réfléchir les autorités pour accorder un statut à nos artistes. M. B.