Jeudi soir, quatre heures durant, Nouri Koufi a envoûté son public à la salle Ibn Khaldoun. Fergani, définissant le chanteur à ses débuts, a dit qu'il avait de la “guerdjouma”. Celle-ci s'est bonifiée avec le temps ; le millésime fin 2005 est une véritable apothéose. Les 14 musiciens tout de blanc vêtus ont exécuté une magistrale noubète el ghrib, en guise de prélude au concert. Parfaite. Juste. Harmonieuse. Le jet d'eau qui a servi de modèle au grand Zyriab a éclaboussé de ses arabesques la voûte arrondie de l'édifice. La première partie du concert est réservée aux chansons gaies et légères ; insirafate et inkilabate, qui ont chauffé la salle en l'installant d'emblée dans une ambiance festive. Les trois premières chansons, dans le registre sanaâ, Salamoun alaykoum, Touiyri mesrer et Ya ghayète el meksoud, donnent le ton ; ces morceaux d'anthologie donnent la pleine mesure de la maîtrise, par l'artiste, du chant dit “lourd”. S'ensuivent une dizaine de chansons célèbres dans le mode haouzi dans lesquelles la poésie arabe, à travers Ben M'sayeb, entre autres, décrit avec art les passions et les plaisirs épicuriens symbolisés par les chevaux, les femmes, l'amour, et le “kass”. Selli houmoumek, précède Tlata zahoua ou m'raha qui emporte la marée humaine dans une ambiance folle, faite de déferlantes de youyous le long des travées, de danses et de battements de mains. La poésie chantée où se mêlent “khil”, “bnète”, “kissane errah”, “…'arraïs”, “zine et beha” envoûte le public qui reprend en chœur, à l'unisson le refrain, à la demande du chanteur. Envolées lyriques de Nouri Koufi qui excelle dans les trémolos et les modulations de voix, tourbillonnantes, crescendo, rappelant tantôt le flamenco, tantôt le fado. Un jeune musicien ('oud) plante sa voix dans l'aigu lorsque le chœur chante un refrain, et c'est alors que celle du soprano émerge, culmine, apportant une note particulière, chaude, colorée, parfumée, au bouquet. Cette particularité existe dans l'andalou maghrébin, et a, agréablement, débordé sur Tlemcen et Nedroma. Le Koul man djani mel ghorba n'saoulou, à Dja'ala ‘aoudou, en passant par Laryam djaouni l'barah, Layoune lahbara et Baba salah, El qelb bat salli arracha les dames de leur réserve affichée jusque-là ; toutes dansaient sur place, et d'autres n'ont pas hésité à investir l'espace séparant la scène du premier rang ; beaucoup de jeunes, et quelques hommes âgés ont interprété avec brio, les danses algéroises propres au haouzi. Le répertoire choisi est une reprise de complaintes qui ont traversé le siècle dernier, ainsi que l'Algérie d'Ouest en Est ; elles ont été immortalisées par les anciennes divas, cheikha Tetma, Yemna bent cheikh el Mehdi, puis Meriem Fekkaï et la dernière en date, disparue depuis quelques décennies, Fadhéla Dziria, sans oublier la divine Reinette Daoud. Ce soir-là, l'élève a supplanté le maître ! N. Koufi peut désormais s'inscrire dans la lignée des grands maîtres et entrer dans la cour des grands. Anachronisme constaté : ce sont des voix masculines qui interprètent somptueusement Ouin n'batou idha tah ellil et Be rehiya khardja men el hammam... Ambiance folle, folle, folle ! Le public danse, chante, certains frôlent la transe, et au madih dini, Mohammed ma ymot-chi, Mounira, à ma droite, laisse couler des larmes qu'elle ne peut plus contenir... L'entracte permet à tous et à toutes de reprendre leurs esprits. L'orchestre s'installe à nouveau et accorde ses instruments. L'artiste se concerte avec ses musiciens et entonne la célèbre qacida maghribia. Aaaah ! Intenses moments d'émotion, voix suave, mélodieuse, ample, limpide, claire et forte à la fois. S'ensuit une complainte triste, exprimant la séparation et l'éloignement de l'être aimé, lancinante, et dont le refrain Bellagh lel djafhia essalem, fi Ouarhan sakna ghozali est repris en chœur par le public. Après un long istikhbar aux modulations étourdissantes, Nouri Koufi interprète un haouzi langoureux Ya dhou ayani qui fait se lever la gent féminine présente en force dans le public, et Sellem ‘ala nass Tlemcen déchaîne hurlements, vivats et youyous... Et puis, après avoir glorifié l'amour, le nectar de la treille, la beauté et les plaisirs terrestres, bref, après avoir tant blasphémé, vient l'heure du repentir et du retour à Dieu et à Son Prophète. Selon les canons du concert classique andalou, “le khlass” est réservé à la glorification du Très-Haut. El Horm ya Rassoul Allah, La Illah illa Lah, un madih dini musclé emporte le public dans un j'dib endiablé. Les jeunes se tiennent par la main et balancent la tête de gauche à droite. Les dames assises qui avec leurs foulards, qui avec leurs cheveux, se laissent aller au j'dib qui précède la transe ; un groupe de jeunes filles chante à tue-tête accompagnant le soliste ; la salle est électrique. Balade d'Ouest en Est, traversant l'Algérie heureuse, Zad ennabbi oua frahna bih, Ya marhaba be ouled sidi (zendali) et, enfin, à la demande du public la berceuse Hanina et Sidi Boumediène modifièrent l'ambiance et captèrent l'attention du public qui se calma. Un jeune homme alluma un briquet en guise de cierge et l'assistance en fit de même avec les portables. Les spots s'éteignent et la lumière rouge sur scène est tamisée ; tous les bras levés balancent de gauche à droite. Le célèbre Saint, marabout d'Oran, reçoit un hommage digne d'un pape. Tala'a el badrou alyana clôt, vers 1 heure du matin, un récital époustouflant ! Ce soir-là, Zyriab vêtu d'une djellaba ivoire, chechiète Stamboul élégamment inclinée sur le sourcil gauche, était de la hadhra. Mounira se calme doucement et éponge de son mouchoir ses joues ruisselantes. Merci Nouri ! NORA SARI