Quarante-sept communes sur les soixante-sept que compte la wilaya de Tizi Ouzou ne sont pas sécurisées. Pour preuve, près de cent personnes ont été arrêtées pour agression en 2005. Enquête sur une région livrée à elle-même. “Je n'aurais jamais imaginé qu'un jour une chose pareille pouvait arriver chez nous”, lâche Da Achour en soupirant. Ce vieillard de 80 ans, rencontré sur la route d'Aït Arif, a du mal à croire à l'histoire du kidnapping d'Iflissen dont a été victime le propriétaire d'une auberge pour qui une rançon de 725 millions de centimes a été exigée en plus de 250 millions que les ravisseurs avaient dérobés de la caisse de l'établissement. Stupéfait, le vieux fixe son regard sur une petite forêt située à quelques encablures : “Depuis quelques années déjà, mes petits-enfants ne s'aventurent plus dans ce bois ni même aux alentours. Les gendarmes qui faisaient des rondes ne les font plus pour des raisons que vous n'ignorez pas. Par contre, les bandits et autres voyous ont investi tous les lieux. Vous savez, la nature a horreur du vide. Nous ne pouvons que déplorer cette situation.” Da Achour n'est pas seul à tenir ce langage. Beaucoup d'autres comme lui, plus jeunes et moins jeunes, pensent que la Kabylie est en proie aujourd'hui à un grave problème sécuritaire aussi meurtrier que le terrorisme même si ce dernier s'est quelque peu affaibli comparativement à un passé récent. La wilaya a subi en quelques années une véritable mue dans ses mœurs et ses traditions conservatrices. Le banditisme, qui reste quand même un phénomène nouveau, dans une région où le respect du voisin a toujours été chose sacrée, gagne du terrain à la faveur du manque de sécurité. Aussi, tout le monde (société civile, partis politiques, associations) s'accorde à dire que toute la Kabylie (Tizi Ouzou, Bouira et Béjaïa) vit actuellement dans l'insécurité totale et qu'il appartient, par conséquent, à l'Etat de prendre en charge en urgence ce volet. Les chiffres enregistrés au niveau du groupement de gendarmerie de la wilaya de Tizi Ouzou sont en tout cas assez éloquents pour exprimer des inquiétudes. En 2005, pas moins de 67 véhicules, toutes marques confondues, ont été volés. S'agissant des agressions contre les personnes, ces mêmes sources déclarent que 68 affaires traitées ont conduit à l'arrestation de 97 personnes dont 53 placées sous mandat de dépôt. Parallèlement, 20 affaires d'atteinte aux biens publics ont été élucidées et 16 établissements scolaires ont fait l'objet de vol et destruction de biens et matériels. Tizi Ouzou est également en passe de détenir un triste record en matière de suicide où 34 cas, dont 5 femmes, ont été enregistrés. Il y a lieu de savoir que les chiffres avancés ne représentent pas la réalité du terrain dans la mesure où seulement 20 brigades de gendarmerie restent actives sur les 67 communes de la wilaya. Un nombre très insuffisant, notamment dans le Nord qui s'étale sur 70 km. “Nous sommes obligés de dégarnir une brigade pour placer des éléments sur certains axes importants afin d'assurer un minimum de sécurité à la population”, dira le commandant du groupement de la wilaya, le colonel Hocine Guehfas. Il raconte à l'occasion l'affaire du couple agressé sur une plage de Ouaguenoun. “La jeune fille a dû son salut en courant chercher de l'aide alors que son compagnon a été sauvagement agressé à l'arme blanche par deux inconnus. Ces derniers ont été arrêtés grâce à la célérité de nos éléments suite au signalement donné par la jeune fille. Malheureusement, son compagnon est décédé des suites de ses blessures.” “Nous avons peur dans nos propres villages” Tizi Ouzou 16 h. La ville grouille de monde. Tout le monde est pressé. Il est vrai que la générosité du ciel ne laisse pas de répit pour faire du lèche-vitrines. Mais ce n'est pas ce motif qui fait courir les gens dans tous les sens. Au diable les discussions qui peuvent attendre le lendemain. L'essentiel est de rejoindre son chez soi avant la tombée de la nuit, moment peu recommandé pour circuler que l'on soit piéton ou automobiliste. On nous déconseille d'ailleurs de nous aventurer dans certains villages pour éviter les “rencontres du troisième type”. Opiniâtres, nous ne ratons pas l'occasion le jour d'après. Direction Azazga. La route interminable sous une pluie battante. Une escale du côté de Timizar (village natal du colonel Ouazourène) et plus exactement au village El Had. Les citoyens racontent que les déplacements sont interdits dès le coucher du soleil. “Il n'y a aucune sécurité. La moindre chose que vous risquez c'est de perdre votre véhicule. Que ce soit ici, à Boudjima ou à Ouaguenoun, vous n'avez pas de protection à l'exception de la garde communale de Timizar pour 16 000 habitants. Il y a un barrage fixe à Aghrib à 20 km. En somme, sur 45 km vous n'avez pas la chance de trouver un barrage”, confie ce citoyen. Ce dernier raconte que la semaine dernière, son voisin qui se rendait au marché de Tala Athmane, tôt le matin, à bord de sa 504 bâchée a été braqué par des inconnus à bord de deux véhicules (Clio et 405). Heureusement pour lui, il a pu échapper aux braqueurs. D'autres villageois rencontrés sur la route ne cachent pas leur peur face à la recrudescence du banditisme tout en montrant du doigt les autorités qui “ne veulent pas renforcer la sécurité”. “Nous avons peur dans nos propres villages alors qu'il n'y a pas plus sacré pour les Kabyles que le village”, intervient un homme d'une cinquantaine d'années. “Pour parer à toute éventualité, nous nous barricadons chez nous comme si nous étions en pleine jungle. À défaut de disposer d'une brigade de proximité, on est obligé de faire parfois 30 km pour un dépôt de plainte. On vous laisse le soin d'imaginer dans quel état psychologique peut se trouver le plaignant”, dit-il. Quant à Amar “Mirabeau”, un citoyen très connu à Draâ Ben Khedda, il n'hésite pas à qualifier d'anarchique la situation qui prévaut dans toute la daïra, notamment au centre-ville. Pour lui, le manque cruel des corps de sécurité a favorisé le recours à l'illégal. Il cite le cas des 300 constructions illicites érigées sur le passage d'un gazoduc et d'une ligne électrique de 30 000 volts. “Comment voulez-vous que le banditisme ne prenne pas des proportions alarmantes quand on sait que plus de 200 personnes ont carrément squatté la voie ferrée en y installant des étals de fortune ? Même la salle de cinéma n'a pas échappé à cette pratique ; elle est squattée par une personne pour la transformer en habitation. Des débits de boissons illicites sont ouverts au vu et au su de tout le monde. Quant à la périphérie, le vol de cheptel et le pillage de sable sont une activité très lucrative. Au marché de Tala Amara, on ne sait rien de ce que deviennent les recettes. Il y a une maffia qui contrôle tout : les bars, la prostitution, les parkings. En un mot, la Kabylie souffre d'insécurité. Il faut rendre à l'Etat son autorité. Transmettez aux instances du pays que nous avons besoin d'être sécurisés”. Les bars ambulants de Tirmitine En quittant le sud-est de Draâ Ben Khedda, nous empruntons une route calme. Trop calme même. Les automobilistes préfèrent l'éviter à cause du manque de sécurité et des rôdeurs qui y viennent pour racketter. C'est la route de Tirmitine qui mène vers le Pont-Noir (intersection de Boghni-Aït Yahia Moussa). Elle est réputée pour ses deux particularités : ses bars ambulants et sa casse, de voitures s'entend. Des dizaines de voitures garnissent le bord de cette route, notamment au niveau du petit lac. En réalité, les automobilistes ne viennent pas dans cet endroit pour admirer la nature mais pour faire les adeptes de Bacchus. L'on apprendra de la bouche des citoyens habitant ce coin que ces beuveries finissent toujours par des bagarres. Plus loin, la fameuse “casse” s'étale sur des centaines de mètres. L'une des plus importantes du pays. On y trouve de toutes les marques. Le malheur est qu'elle n'est pas contrôlée. Il arrive souvent qu'une voiture volée soit retrouvée en pièces par son propriétaire. “S'il y avait un organe de contrôle, cela pourrait dissuader les amateurs de cette activité”, dira notre accompagnateur. Arrivés au Pont-Noir, nous discutons avec les éléments du barrage fixe qui nous font savoir que pour le moment, il n'y a rien à signaler. Après le pont, il n'est pas recommandé de poursuivre la route vers Oued Ksari (Aït Yahia Moussa). Cet endroit a souvent été le théâtre de faux barrages et d'accrochages entre les forces de sécurité et les terroristes. Hacène, le chef des Patriotes dans la région, raconte quelques anecdotes et mauvais souvenirs en tirant nerveusement sur sa cigarette. Il n'est autre que le fils de feu si Moh Nachid, héros notamment de la bataille de Tachtiouine (janvier 1959), dans la commune d'Aït Yahia Moussa, qui a fait des ravages dans les rangs de l'armée coloniale. “Après le départ des gendarmes, notre commune a plongé dans l'insécurité qui a favorisé la prolifération des maux sociaux et du banditisme, à savoir la vente de la drogue, la construction d'un bar illicite en plein jardin public, la petite criminalité, le racket, la construction de baraquements, etc. Même la forêt n'a pas échappé au massacre de la tronçonneuse. On abat les jeunes arbres pour en faire les pieds droits très demandés par les entrepreneurs. Le wali est d'ailleurs intervenu il y a quelques mois en constatant que ce bois a été utilisé dans la construction d'un CFPA. Par ailleurs, le pont menant vers Timezrit a été déstabilisé alors que le pont de Béjaïa s'est effondré à cause du pillage de sable non contrôlé. Il faut savoir enfin que le projet d'un des plus grands lycées du pays (22 milliards de centimes) connaît un énorme retard à cause de l'insécurité”, fait-il constater. Qu'en pensent les partis politiques ? Les représentants locaux des partis politiques sont d'accord sur le principe de la sécurisation de la population, terrorisée depuis quelque temps par la recrudescence du phénomène. Pour Boussaâd Boudiaf du RCD, son parti “a choisi de dire clairement que la sécurité relève de la compétence exclusive de l'Etat et que, de ce fait, charge à lui de voir quels sont les moyens nécessaires pour qu'ils se déploient de manière à assurer la sécurité constitutionnelle du citoyen. S'agissant de la petite délinquance, nous assurions nous-mêmes notre propre sécurité mais les choses ont empiré pour générer la grande criminalité, une situation pour laquelle la Kabylie n'était pas préparée. Toutefois, ce qui nous fait peur, c'est la délinquance structurée. En tout état de cause, l'Etat ne peut tourner le dos à une situation qui devient de plus en plus alarmante”. De son côté, M. Ould-Ali, directeur de la Maison de la culture de Tizi Ouzou et président de l'Association Si Muhand u M'hand, dira : “Nous avons organisé des marches, des meetings et des conférences pour sensibiliser la population sur la lutte antiterroriste et organiser des groupes de défense aux côtés des gardes communales et des forces de l'ordre. Aujourd'hui, il y a un phénomène qui prend de l'ampleur interpellant tout le monde. Il est vrai que le départ de la gendarmerie d'une grande partie de la Kabylie a amoindri les potentialités de sécurité existantes.” Au RND, on pense que la situation a atteint un stade critique et la sonnette d'alarme est tirée. “Il faudrait que les acteurs politiques de la région et les pouvoirs publics se mettent autour d'une table, avec le mouvement citoyen, pour trouver les voies et moyens afin de régler la question”, dira M. Djaher. Me Belgacem fera noter que “beaucoup de décisions de justice sont restées suspendues faute d'un corps de sécurité habilité à assister soit le citoyen, soit l'agent d'exécution. Quand il s'agit d'accélérer une enquête judiciaire dans les zones montagneuses ou rurales, la présence d'un corps de sécurité est importante et obligatoire. Nous n'avons jamais réclamé le départ des gendarmes mais il apparaît nécessaire de discuter de ce sujet avec les citoyens”. Le représentant du FLN fait savoir que son parti “n'a jamais cessé d'attirer l'attention des pouvoirs sur la nécessité d'assurer la sécurité des citoyens dans cette région. Il est désolant de constater, aujourd'hui, que la Kabylie soit amputée d'un corps de sécurité indispensable au maintien de l'ordre au sein de la population”. A. F.