Beyrouth, lundi 9 janvier 2006. Je vous avais raconté, hier, ce qui m'était arrivé avec les “barbouzes” de Walid Joumblatt et sa garde prétorienne en voulant me rendre à al Moukhtara, dans son bunker du Chouf, en pays druze. Je racontais donc comment, m'interceptant alors que je prenais des photos anodines du village, comment ils m'ont “interpellé”, confisqué mon matériel de journaliste et interrogé pendant une heure dans un vulgaire magasin de pièces détachées. Après m'avoir “scanné” et passé mes affaires au peigne fin, ils ont laissé le soin aux services de sécurité proprement dits de prendre le relais, me présentant évidemment comme un suspect notoire, surtout que je viens d'Algérie, un… “pays exportateur de terroristes”. Pendant ce temps, un épais brouillard recouvre le Mont-Liban avant q'un violent orage ne gronde. Il pleut à torrent. Il fait très froid, ce qui ne fait qu'ajouter à la grisaille ambiante. Mais la situation, si délicate soit-elle, a quelque chose d'excitant. Le “molazim” Bassam Youssouf, après m'avoir fait subir un énième interrogatoire, me remet mon passeport et tous mes effets en me priant de m'assurer que tout y était. Je pensais que j'étais au bout de mes peines. Il n'en était rien. Car ne voilà-t-il pas qu'un autre officier, en civil celui-là, un blond à l'air sévère, qui s'appelait je crois Mahmoud, a jugé qu'il était imprudent de me laisser partir comme cela et le fit savoir à son collègue. Il paraissait particulièrement intrigué par mon petit appareil photo numérique qu'il me confisqua de nouveau. Je lui montrai comment visionner les photos, persuadé qu'il allait comprendre qu'il n'y avait rien qui prêtât à suspicion. On fit venir une “dawria”, un gros 4X4 rien que pour ma pomme, et on m'embarqua dans les règles de l'art. Destination : Maghfar Beit-Eddine, une compagnie de gendarmerie à quelques kilomètres plus bas. À l'arrière, il y avait un officier bedonnant, en civil, qui revient me poser les mêmes questions : “Chou ismek ?”, “Ism echouhra chou ?”, “Inta djazaïri ?” L'officier Mahmoud continue à visionner les photos. “Samir Kassir, hein ? Dimocrati ma dimocrati…”, grommela-t-il d'un air goguenard. Arrivés au poste de Beit-Eddine, je me vois introduit dans l'un des bureaux de la compagnie. Un jeune gendarme en tenue bariolée bleue s'empare aussitôt de mon sac à dos et me soumet à une fouille minutieuse, aidé par un autre gendarme en civil. Dans leur excès de zèle, non contents de passer au crible mon dictaphone, mon appareil photo, mon agenda et mes carnets de notes, les éléments de la sécurité scannent même mes vêtements. C'est ainsi que l'un d'eux fouille jusqu'au bob qui me coiffe habituellement la tête et examine chaque pli du chèche noir dont je me couvre le cou. Là, on était à 2 millimètres du grotesque. Pis. Du ridicule. On y entre de plain-pied lorsque, à un moment donné, je me vois carrément confondu avec un agent syrien qui a défrayé la chronique au Liban, et qui a été pris en photos dans plusieurs lieux où il y a eu des attentats, y compris celui contre Rafic Hariri. Un officier (très gentil, celui-là) était en train de noter manuellement mes dépositions en même temps qu'il m'auditionnait pour dresser son procès verbal quand un gendarme en civil, un énième, est entré. Dès qu'il m'a vu, il a tiqué. “Anta chabah Houssam”, lance-t-il. “Tu es le portrait craché de Houssam.” Je pensais qu'il parlait d'un collègue. Les autres rient. L'homme sort son téléphone portable et me prend une photo. Il me confondait avec Houssam, l'agent syrien en question. “Tu vas devenir célèbre, ta photo sera partout” plaisante le secrétaire. Au terme de l'interrogatoire, l'officier qui dressait le PV me fait lire ce qu'il avait noté sur son gros registre. En conclusion, il souligne — tout en m'exhortant à intervenir si j'avais quelque objection — que je n'avais subi ni mauvais traitement ni humiliation, et que j'avais répondu aux questions qui m'avaient été posées en toute liberté. Et de préciser : “On ne fait jamais de mal à un étranger, encore moins un journaliste. C'est juste un interrogatoire de routine. Nous sommes tenus de vous signaler pour le cas où… Ce dossier doit à présent aller au parquet de Beyrouth mais soyez sans crainte. Ce n'est qu'une procédure. Vous savez, la situation est très difficile en ce moment dans notre pays et vous ne pouvez pas circuler comme vous voulez. Al wadhaa al amni haridj.” Toujours “amn”, “amni”, “sécurité”, “sécurité”. Je n'entends que cela à longueur de journée. Ma foi, c'est la hantise des régimes arabes quels qu'ils soient. L'alibi suprême pour réprimer les libertés. En tout cas, cette mésaventure en dit long sur la complexité du terrain libanais et la tension qui règne au pays du Cèdre en ce moment. L'officier me prie de vérifier que toutes mes affaires m'ont été rendues. On m'aura gardé presque 2 heures, 3 en comptant les gorilles joumblattistes. 3 heures de perdues en tracasseries sécuritaires. On me fait un au revoir chaleureux. Pour autant, il m'a fallu un bon moment avant de sortir mon petit appareil à nouveau. Je dois me rendre au Sud-Liban. J'espère que je n'aurai pas les mêmes ennuis avec les milices du Sud…. M. B.