Beyrouth, dimanche 8 janvier 2006. Mon Dieu ! quelle mésaventure m'est arrivée aujourd'hui en pays druze ! J'avais programmé d'aller sillonner la montagne du Chouf, en plein Jabal Loubnane, le mythique Mont-Liban, lieu de retraite de Mikhaïl Nouayma à son retour d'exil dans les années 1930, et, surtout – actualité oblige – bunker communautaire de protection pour le leader druze Walid Joumblatt, seul endroit où il se sente vraiment en sécurité, lui qui figure en tête des prochaines cibles à abattre au Liban. Bien évidemment, je ne me faisais point d'illusion quant à une éventuelle incursion fructueuse dans le fief du chef du Hizb El Ichtiraki Ataqadoumi et de l'alliance parlementaire “Lika a-democrati”. Mais il est toujours utile de prendre la température de la communauté druze à la base, me dis-je, ou plutôt sur les hauteurs de ces montagnes inexpugnables. La région du Chouf se trouve à une cinquantaine de kilomètres à l'est de Beyrouth. À mi-chemin entre Beyrouth et Saïda, le véhicule quitte l'autoroute pour prendre une bretelle qui aboutit sur la route du Druzistan. Un imposant barrage militaire s'annonce d'emblée. Depuis, la route ne fera que monter et la température baisser. Le paysage est mirifique, les maisons extraordinaires, la végétation luxuriante, la lumière chatoyante en dépit d'un temps pluvieux. Il faut dire que le Mont-Liban est une région hautement touristique. Arrivé au chef-lieu du Chouf au bout d'un peu plus d'une heure de trajet, je sympathise d'entrée avec Lara et Zaher, deux jeunes qui tiennent une charmante boutique de gâteaux orientaux. Ils l'ont baptisée “Très Bon”. Ils me gavent d'ailleurs de Ichta, de baqlawa et autres friandises du terroir gastronomique libanais. Druzes, ils ne font guère mystère de leur attachement viscéral à la personne de Walid Joumblatt qu'ils appellent comme tout le monde ici “Walid Bek”. “Si jamais il arrivait quoi que ce soit à Walid Bek, toute la région se soulèverait et ça serait l'embrasement général au Liban”, avertit Zaher avant d'ajouter : “Si Walid Bek est venu se réfugier ici, c'est parce que c'est le lieu le plus sûr du Liban. Il sait que toute la population est avec lui.” D'ailleurs, des convois entiers défilent sous nos yeux à travers le grand boulevard, qui mène vers Al Moukhtara, le lieu de résidence du “zaïm”. Des femmes, des imams pittoresques en tarbouche rouge et tunique fabuleuse, des notables, des affidés de tout bord, brandissant le drapeau libanais et celui du Parti socialiste progressiste viennent en force exprimer leur soutien à Joumblatt. J'entreprends de prendre des photos de ces convois quand, soudain, je me vois approcher par une ombre maligne. C'est un jeune qui se présente comme étant de “amn erraïs” (sic). Il m'emmène dans un magasin de vente de pièces détachées et m'installe dans l'arrière-boutique. Sur les murs, des posters de Walid Joumblatt, de son père Kamal Joumblatt (assassiné le 16 mars 1977 devant un barrage syrien), et du guide spirituel de la communauté druze. Le jeune barbouzard examine mes papiers puis appelle ses chefs de la garde prétorienne de Walid Bek, ses “moukhabarate” privées devrais-je dire. Et les ennuis commencent ! Défileront alors cinq ou six gaillards en civil, d'un commerce peu agréable. S'ensuit tout un festival de questions-réponses, d'interrogatoires et de contre-interrogatoires. “Chou jit taâmal â Chouf ?” ; “Min baatak ?” ; “Chou am kount bitssawir ?” insistent-ils l'un après l'autre comme dans une tournante. Ils passent au scanner mes papiers d'identité : passeport, carte de presse, ordre de mission, avant de passer au crible mon sac à dos, ma parka, mon appareil photo, mon flash-disc, mon carnet d'adresses et surtout mes carnets de notes. I ls s'arrogent le droit de lire allègrement mes notes griffonnées à la hâte et s'emploient (en vain) de les décoder, s'ingéniant à y trouver le plan crypté de quelque attentat contre la personne de Joumblatt dont je serais l'exécutant. Ils me clouent à une chaise dans la salle principale et s'isolent dans un box où ils se concertent doctement sur mon cas en épluchant mes papiers et mes effets avec un zèle de barbouzes. Agacé, je leur demande de me confier aux mains de la police, leur signifiant qu'ils n'avaient guère la qualité judiciaire pour s'autoriser à me perquisitionner. Un peu et ils auraient pouffé de rire, eux qui pouvaient me faire la peau dans ce patelin perdu en toute impunité. Finalement, ils me confieront aux mains de la gendarmerie de Beit-Eddine, un village à côté. Un officier en uniforme débarque dans une voiture civile. “Moulazem Bassam Youcef”, se présente-t-il d'un ton solennel. Très courtois, il examine mes papiers un bon moment, me refait le même interrogatoire, m'explique que je suis censé être muni d'une autorisation express de “wizarate al iâlam”, avant de me lancer “Allah inek”. L'homme allait enfin me laisser partir quand un type qui avait tout l'air d'être son supérieur, un grand blond aux yeux clairs, se braque sur mon appareil photo. Il s'attarde sur une photo de Samir Kassir (assassiné le 2 juin 2005) prise dans l'échoppe de Lara et Zaher. Et voilà que tout recommence ! Demain je vous raconterai ce qui m'est arrivé ensuite dans les locaux de la gendarmerie de Makhfar Beit-Eddine. Je dois filer aux somptueux locaux du journal An-Nahar… M. B.