Dans la vallée de la Soummam, l'une des plus peuplées, la vie est loin de ressembler à un long fleuve tranquille. Il faut se battre tous les jours pour assurer sa pitance quotidienne. Le pain et plus si affinités. Hamid, 36 ans, modeste enseignant dans un petit village perché à 800 m d'altitude sur les contreforts des Bibans, n'est pas à la fête. Loin s'en faut. “Les rites et les fêtes nous tombent dessus comme des tuiles sur la tête”, dit-il. “La rentrée scolaire, le ramadan, l'Aïd tamejtouhth, le nouvel an, l'Aïd tamouqrant et puis bientôt Yennayer, on n'arrive plus à sortir la tête hors de l'eau pour respirer”, lâche-t-il avec beaucoup de dépit. Cette année, pourtant, Hamid n'a pas égorgé de mouton malgré l'insistance de sa vieille maman mais il s'est saigné à blanc pour habiller de pied en cape ses deux chérubins. Ce n'est pas de gaieté de cœur qu'il s'est soumis à ce rituel mais la crise de nerfs de madame a fini par vaincre ses dernières réticences quant à renouveler la garde robe des enfants qui, avoue-t-il, commençait un prendre un sérieux coup de vieux. N'empêche que le moment le plus douloureux pour sa maigre bourse fut celui où il fallait se présenter en victime expiatoire devant le boucher. Quand on n'a pas égorgé de mouton, il faut, au moins, acheter un bon quartier de viande pour ne pas passer aux yeux de tous pour un avare ou un crève-la-faim. Au village, on ne badine pas avec les apparences. “Ennif ouala laar”. Quelques morceaux d'agneau pour honorer le sacrifice d'Abraham et c'est presque la moitié de son salaire qui finit dans la marmite. L'échoppe du boucher est devenue le bûcher sur lequel se sont consumées ses dernières espérances d'équilibrer son budget. Avec son modeste salaire d'enseignant, Hamid l'avoue sans fausse pudeur, il faut une gymnastique cérébrale compliquée et des sacrifices dignes d'un moine bouddhiste pour arriver à boucler le mois sans trou béant dans le budget familial. Il faut payer l'électricité, le téléphone, le gaz, les traites de la petite Marutti achetée à crédit, l'essence et prier pour que personne ne tombe malade dans la famille. Auquel cas, il faudrait faire face aux honoraires du médecin avant de se faire plumer délicatement par le pharmacien. Tout compte fait, il reste à peine de quoi faire bouillir la marmite. Il y a bien la petite pension de la maman mais elle suffit à peine à prendre en charge les soins des innombrables maladies chroniques qu'elle traîne. Il faut alors se débrouiller. Par exemple, ramasser lui-même ses olives. Pendant la période de la cueillette, et Hamid l'avoue sans scrupules, il consacre les journées pluvieuses à ses élèves et les journées ensoleillées à ses olives. Ainsi soit-il. La veille de l'Aïd, “tasouiqth n'el aidh”, comme disent les anciens, Hamid a fait un petit tour au marché du village d'à côté. Il en est revenu le couffin léger et le cœur gros. Les prix des fruits et légumes se sont envolés et, au jour d'aujourd'hui, ils ne se sont toujours pas résolus à atterrir. La modeste courgette affiche un prix de fruit exotique, la tomate vous nargue du haut de ses 50 dinars, la pomme de terre vous snobe avec ses 35 DA, la carotte vous nargue, les haricots verts vous font la nique et le prix de la viande vous donne des envies furieuses de devenir définitivement végétarien. Heureusement qu'avec le temps, Hamid a appris à assurer ses arrières. Dès qu'il touche sa paie, il s'empresse d'acheter l'essentiel des produits de première nécessité. La semoule, le sucre, le café, les pâtes, les légumes secs, la tomate en conserve, les lessives, le savon, les détergents et tutti quanti. Le garde-manger rempli, le reste est simplement affaire de priorités ou d'urgences. L'hiver sur ces monts rocheux, en face d'un Djurdjura tout de blanc vêtu, il fait très souvent un froid d'ours polaire. Il neige et il pleut quand il ne gèle pas à pierre fondre. Les bouteilles de gaz butane défilent alors au rythme de 2 à 3 par semaine. Hamid en possède 5 qu'il se dépêche de remplir à chaque fois que l'une se vide. Quand on n'a pas la chance d'avoir une cheminée, c'est la croix et la bannière pour en dénicher chez les épiciers les jours de grand froid. Le seul gaz naturel dans ces contrées est le bois de chauffage et le grignon ou la pulpe concassée des olives. Un excellent comestible disponible gratuitement auprès de toutes les bonnes huileries. Ici, les oliveraies et les forets sont encore et toujours la Sonelgaz du pauvre. Le gaz naturel traverse la vallée de la Soummam mais il a de la peine à monter vers les villages des Ath Abbes, Ath Mellikeche, Ath Aidel et autres tribus qui ont eu l'idée saugrenue d'aller se nicher dans des nids d'aigles. C'est ainsi que va la vie en Kabylie. Plus vous montez, plus l'air devient pur et… la vie plus dure. Pour Yennayer, le nouvel an berbère d'aujourd'hui, Hamid a l'intention d'en rester aux traditions. Un bon couscous “sou yazidh”. Un programme modeste mais conforme à son statut social et qui ne risque de nuire ni à son estomac ni à son équilibre budgétaire. Djamel Alilat