La mer a une couleur d'encre. Il est un peu plus de 22 heures. Le port de plaisance de Aïn Benian est triste. Chassés par le froid rigoureux de l'hiver, les flâneurs ont déserté les lieux. Liftée, la promenade est sertie d'une belle place, toute de marbre où des palmiers ont été plantés. Autant d'artifices visent à dissimuler le visage honteux de la baie où les boîtes de nuit sont autant de stigmates, avec leurs motels érigés en usines de chair. “Le jeudi, c'est beaucoup plus animé”, confie un policier en promenant son regard dans le bar du California où plus d'une dizaine d'entraîneuses sont attablées dans l'attente de rares clients des débuts de semaine. Aguicheuses et lascives, elles prétendent toutes être des serveuses. “Eh bien, il y a plus de serveuses que de clients”, plaisante le commissaire Belassel. Dans un coin sombre, il remarque une jeune fille assise sur un tabouret. Sa bouille très juvénile laisse penser qu'elle est mineure. Mais rien ne permet de déterminer son âge. Car comme ses “colégionnaires”, elle n'a pas de papiers d'identité. Ces pièces sont soigneusement gardées par le patron. “Il fait ça parce qu'il a peur que les filles filent avec l'argent”, commente le videur posté au seuil du California. Les créatures du Méditerranéenne, un cabaret voisin, sont à la fois des prostituées et des travestis. L'un d'eux se fait appeler Houaria. Appuyé sur des béquilles, il prend place dans le fourgon cellulaire où toutes les filles sont parquées pour leur transfert au commissariat. “De quoi tu te plains, le central c'est comme chez toi”, s'écrie l'une d'elles en direction de Zahouania, la plus bavarde du groupe. Ayant visiblement l'habitude de ce genre de rituel, elle suit les policiers sans rechigner. “Si les gens de Tlemcen voient ma photo sur le journal, ils ne seront pas contents”, lance-t-elle sur un ton de fausse pudeur. Zahouania dit qu'elle est artiste et chante à La Madrague depuis 25 ans. Mais de talent, elle n'en a qu'un seul : détrousser les clients en les encourageant à boire jusqu'à l'ivresse avant de les entraîner dans sa chambre. À Dar Es Salam, l'énième éden des amateurs de chair fraîche, les prostituées occupent des chambres à l'étage. Dans les pièces exiguës sont disposés des lits et des matelas sur le sol. À l'entrée, des coins cuisines sont aménagés. 3 à 4 filles occupent la même chambre. Ce soir, elles sont près d'une trentaine dans l'hôtel. Une plus âgée que les autres supplie les policiers de ne pas la conduire au poste de police. “Je suis une femme de ménage. Je viens d'arriver. J'habite à Chéraga. Je n'ai rien à me reprocher”, se lamente-t-elle. Officiellement, Dar Es Salam est fermé depuis le mois d'août dernier. Mais les filles sont toujours là. Où iront-elles de toute façon ? Les policiers dénoncent le mutisme de la loi dans la gestion des affaires de mœurs. “Si une femme n'est pas prise en flagrant délit de prostitution ou de racolage, nous ne pouvons rien intenter contre elle”, déplore un officier. Une fois l'examen de situation établi, les filles de joie retourneront dans les “boîtes” faire le bonheur de leur patron. Les passes se négociant à prix d'or, les aspirantes à la “vie de luxe” accourent de tout le pays, avec l'illusion de devenir des dames du monde. 56 femmes ont été interpellées ce samedi soir dans tout Alger. À La Madrague, même si la proximité des prostituées n'est pas source de réjouissance, la police locale a la satisfaction modeste. Depuis six mois, il n'y a presque pas de plaintes pour agression enregistrées, alors qu'elles étaient dix en moyenne chaque soir auparavant. S. L.