Il n'y a plus aucun religieux au monastère de Tibhirine, un hameau distant d'une dizaine de kilomètres de Médéa, une wilaya ayant beaucoup souffert du terrorisme islamiste. Le seul qui y faisait de régulières visites depuis cinq ans, le prêtre Jean-Marie Larrausse, n'a plus remis les pieds depuis une quinzaine de jours ! Paradoxalement, son “éclipse” a coïncidé avec les premières libérations des terroristes islamistes. Serait-il rapatrié, comme il est ébruité ces derniers jours, de peur qu'on attente à sa vie ? Youssef, un des deux employés autochtones, n'en sait rien du tout. Il n'est même pas au fait que le maître des lieux est parti pour ne plus revenir. La seule chose dont il est sûr est que le religieux se rendait au monastère deux fois par semaine et qu'il s'est absenté depuis quelques jours. “Il ne nous a rien dit à ce sujet. Sa dernière visite remonte au lundi 6 mars. Par le passé, il venait deux fois par semaine, mais ne passait jamais la nuit ici. Le soir, il rentrait toujours chez lui à El-Harrach. Toutefois, en nous quittant, il nous prévenait toujours de la date de son retour. Ce qui n'est pas le cas cette fois-ci”, témoigne-t-il. Rajoutant au mystère, il affirme : “Il y a plus d'un mois, il a interrompu notre ligne téléphonique.” L'assurance d'un garde communal, rencontré devant le monastère, quant à la grande sécurité qui régnait à Tibhirine ne dissipe en rien la vague crainte qu'inspirent les lieux. La route escarpée y menant, quoique bitumée, est à la limite du praticable, gâtée qu'elle est par de nombreux nids-de-poule. Emmurées, les différentes bâtisses (une chapelle, un hôtel pour les visiteurs,…) constituant le monastère s'élèvent en contrebas de la route faisant face à une touffe d'arbres qu'on appelle ici la forêt de Lalla Meriem, par allusion à la grande statue en marbre de la Vierge Marie qui y trône. Ces dernières années, un détachement de la garde communale y est aussi installé. Devant le grand portail du monastère, une petite salle attenante fait office de mosquée du village. Deux fillettes, assises à même le sol tout couvert de tapis, recopient sur une ardoise des versets d'un livre coranique. D'autres écriteaux y sont éparpillés çà et là. “Cette mosquée était un don des moines assassinés aux villageois”, remarque Youssef. Sur le mur est apposé, quelque peu fané, le sigle de l'ex-FIS. En face, une nouvelle mosquée encore en chantier. Pour accéder à l'intérieur du monastère, il a fallu un trésor d'insistance pour convaincre Youssef. “C'est interdit”, se défend-il avant de céder. Par l'usure, les murs des bâtisses, construites en 1876, portent la patine du temps ; les volets sont détériorés et certaines vitres cassées. Le silence “religieux”, qui y régnait, entrecoupé par le seul gazouillis des oiseaux, ajoute de la solennité et du mystère à ce lieu de culte, tout entouré d'arbres. La propriété comprend des étables, mais aussi une grande ferme qui s'étire vers le bas et où on y cultive un peu de tout. Pas moins de 2 500 pommiers y sont plantés. Au loin, s'offrent au regard de verdoyants vallons et un entassement de maisons, c'est la bourgade de Tamesguida, et des monts fortement boisés du même nom qu'écumaient les islamistes armés et qui en avaient fait un véritable sanctuaire. Juste à côté des bâtisses, un petit cimetière tout enserré par des peupliers, où sont inhumés les corps des sept moines assassinés en mai 1996 par les sbires de Djamel Zitouni, aux côtés de sépultures de huit autres moines. Rencontré dans sa bicoque à Médéa, Ali Benhadjar refuse catégoriquement de parler — une télévision française l'a approché la semaine dernière pour un témoignage et d'autres médias français comptent l'interviewer — de l'affaire au motif d'une déformation, par le passé, de ses propos. Grâce à leurs actions humanitaires, les moines assassinés ont laissé une trace indélébile chez les habitants de Tibhirine qui gardent toujours d'eux un pieux souvenir. “Le frère Luc soignait gratuitement les gens d'ici. Ils nous avaient rendu énormément de services”, se rappelle Youssef, tout de gratitude. Intrigué par notre visite et croyant peut-être que le “patron” du domaine a fait l'objet d'un rapt, Youssef lance ingénu : “Dites-leur de le libérer pour s'occuper de la propriété.” A. C.