Le monastère offre un condensé de la nature de Médéa, en plus beau, plus abondant et plus raffiné, et les jardins sont encore entretenus avec goût par le seul moine qui y officie. Lorsque Sarkozy est arrivé à Médéa en provenance d'Alger, le père Jean-Marie, prêtre de la mission française à Tibhirine, lui lance:«Bienvenue auprès de nos frères Christian, Luc, Christophe, Michel, Bruno, Célestin, Paul», du nom des sept moines trappistes enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 dans leur monastère, avant d'être décapités deux mois plus tard. Le ministre français dépose une gerbe de fleurs, au nom de «Nicolas Sarkozy», se recueille et se rend dans la chapelle. «C'est bouleversant de se trouver dans ce lieu», confie Sarkozy. Cette visite, «ce n'est pas la démarche d'un Français ou d'un chrétien, mais celle d'un homme de paix, de rencontre, entre l'Algérie, la France, des musulmans et des chrétiens», dit encore le ministre français. Le ministre français, dont le mystérieux voyage au monastère a soulevé plus d'interrogations qu'il n'a apporté de réponses, s'est senti certainement infiniment petit dans l'immensité des lieux. On est seulement à 7km au sud-ouest de Médéa, et à 90km d'Alger. Les deux fiefs montagneux, Tamezguida et Chréa, semblent encore lorgner le monastère, posé sur un mont de moindre hauteur, mais dominé par de vastes espaces verdoyants. D'où que vous regardez, votre oeil se posera sur grandeur et majesté et vous ne ressentirez, alors, que la petitesse et l'insignifiance de la personne humaine dans le processus naturel et l'évolution des choses. Le sol reverdi et la luxuriance des bois et fourrés annonce un hiver moins rude que les précédents. Romarin, menthe, luzerne, coriandre, origan, laurier, menthe pouliot et thym embellissent les coteaux et emplissent l'air d'effluves à nul autre pareil. Dans le monastère se trouve un condensé de la nature du dehors, en plus beau, plus abondant et plus raffiné. Les jardins sont encore entretenus avec goût par le seul moine qui y officie cinq jours sur sept. Dans le premier jardin du monastère, les moines avaient naguère, taillé une table ronde et des sièges dans la roche friable de la région. Dans un autre jardin, une table parfaitement ronde et trois sièges sont faits d'un tronc d'arbre et de branches-mère d'un eucalyptus. Les deux cloches du monastère ne tintent plus, mais se dressent, avec leur bronze encore luisant, comme les deux gardiens muets du secret des lieux. Toutes les portes, lourdes et hautes, sont fermées, en l'absence du seul moine-gardien, et les différentes parties du monastère restent hermétiquement closes, mais ne donnent à aucun moment l'air d'être lugubres. Hanté par l'esprit omniprésent des suppliciés, dont on voit parfois, comme dans un éclair qui passe, la robe ceinte de fils tressés ou le capuchon rabattu et qui cache le visage pour mieux l'entourer de mystère, le monastère semble vivre par la grâce de cette force qui l'avait bâti, forgé, poli, nourri, embelli et entretenu pendant près d'un demi-siècle. Toutes les parties du jardin, bordées de romarin, sentent la vie et la respirent. Les hauts arbres du monastère, dont certains sont presque centenaires, pointent vers le ciel avec vigueur, et les feuilles d'automne tombées sur le sol ont vite fait de se décomposer et de participer à la régénérescence de la terre. Dans la partie la plus à l'est du monastère, se trouve la source de la vie des jardins suspendus de Tibhirine: une large retenue d'eau d'environ dix mètres de longueur et de cinq de largeur a été creusée à même le sol par les premiers moines, et c'est grâce à cette source que, même pendant la saison sèche ou de forte canicule, les religieux peuvent irriguer à satiété leurs jardins potagers et fruitiers, et qui se trouvent en contrebas du mur d'enceinte du monastère. Ces jardins, modèles uniques d'ingéniosité et d'économie d'espace, sont conçus en «escaliers». Le premier, en appui au mur-nord du monastère, domine le second, et celui-ci se situe plus haut que le troisième, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on se retrouve tout à fait en bas, avant qu'une discrète clôture en treillis de fils de fer ne vienne délimiter le jardin du village de Tibhirine, situé dans les contrebas du monastère. Si le jardin est enclos d'un grillage, il n'en fut pas ainsi autrefois, et les villageois pouvaient avoir accès aux cultures des moines: fruits, tomates, pommes de terre, fèves, petits pois, piment doux, salades et choux-fleurs. Le miel récolté dans les alvéoles de cire et dont regorgeait le jardin, servait aussi pour ces apiculteurs de fortune à soigner les malades. Tout le village profitait des efforts de la communauté monastique et une symbiose s'était formée entre ces religieux chrétiens et les villageois musulmans et qui ne s'est jamais démentie. Père Christian de Clergé, le supérieur de la communauté de Tibhirine et interlocuteur du GIA durant le rapt, Luc Dochier, Christophe le Breton, Michel Fleury, Bruno Lemarchand, Celestin Ringeard et Paul Faure Miville étaient les fourmis travailleuses de ce petit coin enchanteur, volé au paradis et déposé un jour à Tibhirine. Dix après leur mort, la graine a poussé et le sel s'est dissous dans la mer en y répandant sa saveur.