Dans les économies en transition, la corruption a pris un nouveau visage, celui des oligarques qui manipulent le système politique en formation, qui déterminent les nouvelles règles de jeu pour leurs propres avantages. C'est ce qui est appelé aujourd'hui l'accaparement de l'Etat, c'est-à-dire la capacité des nouvelles entreprises de “tailler” et de “donner la forme” aux lois, aux choix politiques, aux formes de régulation à leur propre avantage en offrant des gains illicites aux responsables officiels. C'est une corruption qui s'appuie sur la formation des lois, l'argent va vers les parlementaires, les membre du gouvernement, les juges, etc. C'est l'image répandue dans les pays en transition d'une économie administrée vers une économie de marché. De quoi se nourrit la corruption du type “accaparement de l'Etat” ? En Russie, les entreprises publiques ont été mises en vente dans la précipitation. Les premiers arrivés se sont emparés des empires dans les médias, les banques, les entreprises qui exploitaient les ressources naturelles : pétrole, gaz, métaux ferreux et métaux non ferreux. Plus ils accumulaient de richesses, plus il devenait plus facile d'accumuler de nouvelles richesses. Il n'y avait personne et pas d'agence gouvernementale qui voulait les obliger à moraliser leur comportement. Résultat, le PNB d'un pays comme la Russie a baissé de 40% en dix ans. “La privatisation assortie de l'ouverture des marchés de capitaux n'a pas conduit à la création de richesses mais au pillage des actifs. C'était parfaitement logique. Un oligarque, qui vient de réussir à user de son influence politique pour s'emparer de biens publics valant des milliards en les payant une misère, va tout naturellement vouloir sortir l'argent du pays. S'il le garde en Russie, que se passera-t-il ? Il l'investira dans un pays en état de profonde dépression et risquera, non seulement d'en tirer peu de profits, mais de tout se faire confisquer par le gouvernement suivant, qui va inévitablement se plaindre — et à très juste titre — de l'illégitimité de la privatisation.” (1) Quand on compare les résultats des réformes économiques en Pologne et en Russie, on constate qu'entre 1990 et 1999, le PNB de la Pologne a augmenté de +40% et celui de la Russie a baissé de -40 %. Qu'est-ce qui explique cette importante différence pour des expériences assez semblables ? Si les avantages des réformes économiques sont aussi évidents, pourquoi certains pays s'enfoncent dans le bourbier de “ni économie administrée ni économie de marché” : la trappe de la transition permanente ? Les réponses à ces questions sont à chercher dans l'analyse des rapports de force entre les perdants et les gagnants en période de transition. Les spécialistes définissent le comportement des différents groupes d'intérêts comme suit : 1. Les travailleurs des entreprises publiques, particulièrement ceux sans qualification, qui auront de faibles chances d'entrer dans les nouveaux secteurs, font face à une baisse persistance de revenu dans la mesure où les réformes vont continuellement faire appel à une réduction des vieux secteurs (textiles par exemple). 2. Les nouveaux entrants potentiels, ce sont les gestionnaires et les travailleurs qui ont la capacité de devenir entrepreneurs ou travailleurs dans les nouveaux secteurs. Eux aussi enregistrent une baisse de revenu au début des réformes avec la réduction des entreprises publiques. Mais, avec l'avancement des réformes, ils réalisent des gains en s'implantant dans les nouveaux secteurs. 3. Les oligarques et les “introduits” qui commencent la transition avec des droits de contrôle de facto sur les actifs de l'Etat et qui tissent des liens avec “l'establishment” politique. Ils arrivent à transformer les droits de contrôle de facto sur les actifs de l'Etat, en contrôle de juré qui sera monétisé, ce qui leur donne un accès privilégié à des ressources sous-évaluées, durant les premières étapes de la libéralisation et de la privatisation. Ils réalisent des rentes importantes à travers des avantages sur les prix, “l'intermédiation”, le vol des actifs. Etant donné ce modèle de comportement des gagnants et des perdants, les travailleurs préfèrent le statu quo (pas de réformes). Les oligarques et les introduits préfèrent un scénario de réformes partielles ; ils supportent les réformes jusqu'à un certain point. C'est alors le bourbier de “ni économie de marché ni économie administrée” appelé aussi “la trappe de transition permanente” ou encore “l'équilibre de réformes partielles”. Les économies peuvent-elles échapper à cette “trappe de transition permanente” ? Oui, lorsque les responsables politiques sont capables de conduire leur pays à travers cette trappe en mobilisant des coalitions alternatives et en forgeant une action collective à travers les Petites et moyennes entreprises (PME) et le secteur informel, qui souffrent le plus du climat d'investissement délétère, de la nature discrétionnaire du système de taxation et de régulation ainsi que des barrières à l'entrée et les pots-de-vin. Pour briser le cercle vicieux de la trappe de transition permanente, il faut que l'équipe chargée des réformes vienne à bout du “dilemme” de coordination dans le processus de réformes qui vient de l'opposition des perdants (actuels) puissants et concentrés d'un côté et des gagnants (potentiels) qui sont fortement dispersés de l'autre. Ceci nécessite de lier dans l'esprit de la population les rentes acquises des réformes partielles, sous forme d'évasion fiscale et non- paiements d'obligations, d'un côté, et le coût direct pour la société civile, sous forme de retard de paiement de salaires dans le secteur public ainsi que de services sociaux médiocres, de l'autre. Les médias et la société civile présentent les meilleurs canaux d'éducation dans ce domaine. Comme il est facile de le constater, à travers ce modèle, les responsables de l'économie algérienne sont loin de la bonne voie, ils sont plutôt dans le sens opposé au succès des réformes. Si la situation financière s'est sensiblement améliorée, elle n'a pas d'effets positifs sur l'économie. Les grands équilibres financiers signifient chez nous des déséquilibres qui couvent beaucoup d'explosions prévisibles ! A jeudi prochain pour une autre question. Entre-temps, travaillons toutes et tous à élargir la base du dialogue sur l'avenir de l'Algérie. A. B. (1) La grande désillusion, Joseph Stiglitz, Fayard, 2002.