À circuler dans les rues d'Akbou, de Tizi ou de Béjaïa, on se rend compte que les filles habillées à l'occidentale sont toujours aussi nombreuses que belles. Le hidjab strict côtoie le décolleté plongeant et le jeans moulant en bonne intelligence, mais les villes étant par définition cosmopolites, il faut emprunter les chemins qui montent vers les villages reculés de la Kabylie pour prendre la véritable température d'une région que l'on décrit volontairement imperméable à l'idéologie islamiste. Les héritières de Fahdma N'Summer seraient-elles en passe de troquer la fouta pour la burqa ? Au vu des têtes voilées et des longues robes grisâtres traînant par terre et à l'allure où ces accoutrements prolifèrent, c'est simplement une question de temps. Incontestablement, le nombre des filles voilées a augmenté. Saïd, professeur d'anglais au lycée d'un village situé sur les contreforts des Bibans, témoigne : “Il y a encore quelques années, on ne comptait pas un seul hidjab dans notre lycée et les premières filles qui ont adopté cette tenue étaient regardées comme des bêtes de cirque par leurs camarades. Aujourd'hui, elles sont cinq à six et jusqu'à dix par classe. Il y a effectivement un phénomène du hidjab aussi nouveau que fulgurant.” Phénomène de mode ou poussée d'acné religieuse, le fait est trop nouveau pour susciter encore un début de réponse. Sauf chez Mohand, vieux routier de tous les combats pour la démocratie et observateur averti de la société, qui nous propose une explication : “Les islamistes sont en train de revenir en force et ils retravaillent la société au corps en adaptant leurs méthodes aux techniques de ce siècle.” Parmi les “techniques sataniques” que les islamistes ont détournées à leur profit, Mohand cite l'informatique. Un CD intitulé Aâdhab el qabr est en train de faire des ravages dans tous les milieux scolaires, du primaire à l'universitaire. Son contenu, des séquences de films d'horreur gore ainsi que des images de cadavres mutilés et défigurés, est supposé montrer le châtiment divin réservé à ceux qui omettent de faire la prière ou qui ont le malheur d'aimer la musique, cette invention du diable pour détourner le musulman de ses devoirs religieux. Fadila, stagiaire dans un CFPA, en parle. “J'ai acheté le CD et j'ai commencé à le visionner avec ma mère, mais on s'est enfuies de la chambre au bout de quelques minutes. Insupportable ! J'en fais encore des cauchemars”, avoue-t-elle. Il n'y a pas que les filles à montrer des signes ostentatoires d'adhésion à l'idéologie islamiste. La barbe et le qamis, uniforme officiel des fous de Dieu, se rencontrent même là où on les attend le moins. Dans les villages les plus hauts perchés, les plus reculés. De ceux qui ont échappé jusqu'à présent à la lame de fond intégriste qui a balayé le pays. Les premiers noyaux intégristes ont été formés par de jeunes Algérois qui ont fui la guérilla urbaine des années 1990 pour se réfugier dans leur village d'origine. Depuis, ils ont essaimé dans et autour des mosquées. Au point de constituer aujourd'hui dans certaines localités une communauté assez forte pour tenter de remodeler les mœurs selon leurs préceptes. De jeunes imams, fraîchement diplômés de l'université islamique, sont également nommés dans des coins reculés de la Kabylie. Se considérant encore à l'ère des “foutouhate el islamiya”, ils se donnent pour mission de ré-islamiser des populations qu'ils jugent impies dans leurs grosses majorités. Ils rentrent alors en conflit avec elles dès qu'ils se mettent à bousculer leurs rites et leurs croyances. Les exemples de ce forcing sont légion. Dans un village de la commune de Boukhlifa, de jeunes barbus s'opposent à l'organisation de “louwziâa” ; un rite millénaire auquel tiennent particulièrement les anciens, sous prétexte qu'il s'agit d'une bidâa, une innovation illicite. À Thaqerboust, c'est le chant funèbre qui accompagne traditionnellement le mort à sa dernière demeure qui pose problème à un groupe de jeunes islamistes sous le même prétexte. À Tazmalt, c'est un projet de brasserie qui fédère les troupes islamistes en vue de son blocage. L'enquête commodo et incommodo est transformée en sondage de moralité islamique, confie à un journaliste l'investisseur qui a dépensé près de 10 milliards de centimes pour se retrouver l'objet d'un conflit religieux sur fond de querelles tribales et de luttes de clans propres à la localité. Un peu plus haut à Ath M'likèche, c'est un barbu “taillé comme une armoire à glace” qui aborde le responsable du comité de village qui s'occupe, entre autres, du mausolée du saint patron du village, Sidi El Mouffok. Il lui tient un langage tranchant : “Ce que vous faites est haram. Votre takorabt doit fermer. Organiser une tebyitha comme vous le faites est un grand péché. L'argent que vous ramassez doit être versé à la mosquée, dans une caisse spéciale. C'est à nous de s'en occuper.” Inutile de vous dire comment les doléances de ce preux chevalier de l'intégrisme ont été reçues, il ne devait visiblement rien connaître des fiers M'likèche. Beaucoup de villageois manquent de tomber du haut de leur vieux frêne en apprenant que la construction des tombes serait un péché inexpiable, le port de bijoux pour un homme un crime impardonnable, et les photos dans un cadre un acte abominable, selon ses zélotes aussi barbus qu'obtus. On peut, bien sûr, multiplier les interdits et les anecdotes de cette sorte à l'envi mais on peut résumer en affirmant que partout, des islamistes, organisés en sectes ou en lobbies, s'attaquent à des rituels et à des traditions séculaires jugés blasphématoires. Les veillées funèbres, les enterrements, les fêtes de mariage, les fêtes de village, les visites aux saints tutélaires, l'organisation de la prière dans la mosquée, toutes les manifestations sociales, culturelles ou religieuses font l'objet d'attaques en règle en vue de les changer, de les faire disparaître complètement ou de les remodeler selon des critères religieux fraîchement importés d'Arabie Saoudite. La coordination du mouvement des archs de Béjaïa a essayé de tirer la sonnette d'alarme : “C'est une pandémie salafiste !” lit-on dans une de leurs déclarations. Salafiste ? Le mot est repris au vol par Zahir, enseignant de tamazight dans un lycée de la vallée de la Soummam. “Le prof d'éducation islamique dans notre lycée se dit ouvertement salafiste. Il enseigne, vêtu à l'afghane, barbe et qamis de rigueur. Il ne connaît qu'Ibn El Baz et, à chaque fin de cours, il est entouré par des élèves auxquels il distribue des livres et des CD”, nous raconte-t-il. En effet, beaucoup de professeurs venus de régions limitrophes ont transformé la tribune offerte par l'Education nationale en mihrab d'où ils prêchent pour un islam radical. Et ils ne prêchent pas toujours dans le désert. Sur un plan plus général, de plus en plus de commerces ferment à l'heure de la prière du vendredi, et les mosquées voient un afflux juvénile jamais observé auparavant. Les islamistes, enhardis par ces signes précurseurs de la sahwa, n'hésitent plus à activer au grand jour. La matière première qui leur fournit le combustible est disponible en grandes quantités : chômage, insécurité, alcool, drogue, prostitution, crise identitaire, atomisation de la société civile, effacement des partis politiques kabyles traditionnels, disparition du MCB suivie par celle du mouvement citoyen, traumatismes liés à la mort de Matoub Lounès, aux émeutes du Printemps noir, exode massif des élites de la région vers la France, etc. La liste des maux dont souffre la Kabylie est tellement longue qu'il serait illogique que l'islamisme, dans sa version la plus hard, c'est-à-dire le salafisme, n'y trouve pas sa place. D. A.