Un “pèlerinage” aux saints de Kabylie serait sans doute incomplet sans une virée au m'qam de Cheikh Mohand Ou L'hocine (1838-1901). Sa sépulture se trouve dans le village des Aït Ahmed. Comme Hocine. De fait, le président du Front des forces socialistes a vu le jour ici-même, dans cette maison bâtie par son lointain aïeul, du côté de Michelet, dans le giron des Ath Yahia. Ici, tout le monde est FFS de religion, même le marabout. Petite précision : il n'existe pas de zaouïa de Cheikh Mohand Ou L'hocine. Mohamed Brahim Salhi, dans sa thèse de doctorat de 3e cycle sur la confrérie Rahmania, parle du Cheikh Mohand Ou L'hocine comme d'un “grand chef marabout” plutôt que d'un chef de confrérie (1). Il aura comme maître, entre autres, le très vénérable Cheikh El-Haddad, le guide de la Rahmania en son temps, et qui officiait à la zaouïa de Seddouk (Béjaïa). Pour toute zaouïa, nous devons nous contenter donc de la maison du cheikh. On y hume encore l'odeur de la sainteté. Elle a été retapée bien sûr. Nous avons eu le bonheur d'y trouver une véritable relique vivante, Djaâfar Aït Ahmed, l'oncle de Da L'Ho. Djaâfar Aït Ahmed a 90 ans. Il a vu le jour le 14 septembre 1912. “A vrai dire, je ne descends pas du cheikh Mohand Ou L'hocine directement, mais, plutôt, de la branche de sa sœur. Le cheikh a eu un seul fils et il est mort”, précise-t-il. Assis devant sa cheminée, le vieil homme n'a de cesse, malgré son état de santé vacillant, de recevoir des contingents de visiteurs. D'une voix chevrotante, il déroule le glorieux passé du cheikh. Mais il prend davantage de plaisir à nous parler de ses souvenirs de guerre. Quand nous l'avons rencontré, le Dr Lamine Debaghine venait de s'éteindre (mardi 21 janvier). Notre hôte se souvient comment il avait reçu le défunt, certains jours, par l'entremise de son neveu Aït, dans les caves de sa maison, qui servait de refuge aux moudjahidine. “Des caisses entières d'armes transitaient par ici, qui ramenées d'Egypte, qui de Tunis ou du Maroc”, dit-il. Djaâfar Aït Ahmed aura une profonde pensée pour Mouloud Mammeri qui, doit-on le rappeler, a fait un remarquable travail de mémoire, en sauvant de l'oubli, les Issefra (les poèmes) du cheikh Mohand Ou L'hocine. Un véritable trésor de la culture orale. Djaâfar Aït Ahmed garde encore des centaines de poèmes du Cheikh, dans sa mémoire éprouvée. La transmission de ce précieux héritage à la postérité demeure, toutefois, on ne peut plus problématique. A quelques égards, le cheikh Mohand Ou L'hocine, dont l'étoile s'éteignit le 08 octobre 1901, soit à l'orée du XXe siècle — un siècle iconoclaste et agnostique — était symboliquement le dernier des saints. De son vivant déjà, il était un véritable mythe, charriant toute sorte de légendes dans son sillage. Toutes les vieilles de Kabylie colportent aujourd'hui encore ses issefra. “Il parlait avec des vers”, affirme mordicus une dame d'un certain âge, en déclamant quelques vers du cru du saint. Le cheikh Ou Belkacem, de la zaouïa de Chorfa n'Bahloul, nous dira que lorsque le cheikh Mohand Ou L'hocine était jeune, et qu'il faisait paître les brebis familiales, les colombes et les perdrix venaient se poser sur son épaule, tant l'homme inspirait et respirait la paix. Cheikh Mohand Ou L'hocine a eu son lot de pérégrinations lui aussi. Il observera une kheloua de sept ans à Michelet (2). On le sanctifia de son vivant ; on disait qu'il était moul el-borhane. Il faut noter, par ailleurs, qu'étant d'un esprit insulaire, il n'a été mêlé à aucun mouvement insurrectionnel, se tenant ainsi à l'écart du soulèvement d'El-Mokrani en 1871 (3). “Man sabara dhafar” (qui patiente parvient) lit-on sur le fronton du mausolée du cheikh. A l'intérieur de la koubba, des mosaïques, des écharpes chamarrées, dominées par le vert, des nattes par terre, des faisceaux centripètes en jaune, en rouge et en vert, qui convergent vers le sommet de la voûte, et puis, une caisse noire pour glisser la ziara. Ici, c'est la famille Aït Ahmed qui gère tout, et qui s'occupe de l'entretien de ce “musée”. A la lisière de lamqam, une sorte de chaire en roc, ou plutôt, ce qu'il en reste. “C'est ici que s'asseyait le saint et recevait les gens”, dit un membre de la famille, qui était de “service” ce jour-là, pour faire le guide. En face du tombeau, une maison d'hôtes, en pierre de taille, avec des dalles superposées, recouvertes de nattes. On l'appelle Asqif n'chikh. Les derviches de passage l'utilisent volontiers pour leurs transes et leurs cérémonies de j'dib. Des femmes arrivent. Dans leurs mains, des jerricans. Elles défilent autour du ouali en marmonnant des prières. Signe particulier : leurs jerricans sont remplies d'une eau bénite, nous assure-t-on. Elle a été puisée dans une source sacrée, autre attraction du site. Pour cause : la source est l'œuvre de la baraka du cheikh. Une véritable grotte merveilleuse, à laquelle la modernité a ajouté l'électricité, et un néon collé au plafond, à la place des stalactites. Mais les bougies sont toujours à l'honneur. Sur les façades rugueuses de la grotte, des empreintes de mains barbouillées de henné. Par terre, du savon et des effets de femmes. On ramène ici les malades et on leur fait prendre une grande toilette dans l'antre sacrée, avec l'eau bénite, l'encens et le henné. En été, la place ne désemplit pas de visiteurs de tout bords, d'ici, d'Alger, de Paris. Et la hadhra réunit tout ce beau monde autour d'une transe extatique, en récitant en chœur, ou chacun dans son cœur, des bribes de strophes attribuées au saint poète, ou bien déclamées à sa gloire, comme ce mémorable hommage de Si Mohand Ou M'hand à son alter ego : “Oh Cheikh Mohand Ou L'hocine/ Je viens à ta rencontre / Le cœur serré d'angoisse ; Toi le noble qui habite les cimes/ Il te faut un second/ Je me sens transi de froid ; Saints, préparez le viatique/ par-delà les montagnes/ Ce pays va changer d'hommes.” M. B. (1) Mohamed Brahim Salhi, p. 224. (2) Ibid p. 225. (3) p. 234.