Les conditions d'avènement et de consolidation de la démocratie espagnole sont exemplaires à plus d'un titre et doivent servir de repère à la lecture de l'histoire récente en vue de l'élaboration d'une stratégie de sortie de crise en Algérie. Une première question importante qui a été posée par les historiens de la transition en Espagne est de savoir si la démocratie espagnole (1) “ne serait que le résultat d'“un pacte d'oubli” consensuel qui aurait permis que le passage d'un régime autoritaire à la démocratie soit conduit par les propres dirigeants du franquisme”, ou au contraire : “Celle-ci serait l'aboutissement d'une profonde modernisation de la société espagnole, amorcée au début du XXe siècIe, brisée sur le plan politique par la dictature, mais continuée dans les structures économiques” ? ll faut rappeler que le franquisme désigne le système dictatorial par lequel le général Franco dirigea l'Espagne à partir de 1939, à la suite de trois années de guerre civile. Telle que posée, cette question renvoie à deux lectures opposées de l'histoire espagnole : celle de la continuité de l'histoire de modernisation de l'Espagne avant et après le franquisme ; l'expérience totalitaire n'étant qu'une parenthèse maintenant fermée. L'autre lecture montre le franquisme comme une solution à la guerre civile, elle-même présentée(2) “comme un règIement de compte entre les deux Espagne” qui “avait aidé à figer une image de pays arriéré en proie à l'extrémisme, à la passion et à la cruauté, autant de valeurs incompatibles avec la construction d'un système politique démocratique et d'une cuIture civique moderne”. Nous avons là deux lectures contrastées de l'histoire, l'une positive, l'autre fataliste. Transposée à l'Algérie, cette question serait : faut-il considérer l'instauration du régime autoritaire comme une parenthèse dans le processus de modernisation de l'Algérie amorcé avec le Mouvement national à partir de 1919 et le Mouvement révolutionnaire à partir de 1945, ou au contraire, comme un fatalité inhérente à une inclinaison à la violence, à l'intolérance et à l'individualisme du peuple algérien ? La nature de la réponse à cette question aura une influence capitale sur la conception de la stratégie de sortie de crise. La deuxième dimension d'analyse que suggère cette question est celle de la dichotomie entre le système politique et les structures économiques. Autrement dit, la possibilité qu'un système politique puisse briser l'élan moderniste, mais ce dernier continuerait à se perpétuer dans les structures économiques. A l'arrivée des troupes françaises en 1830, les Algériens étaient éloignés des institutions de l'Etat depuis trois siècIes déjà. L'Emir Abdelkader a essayé tout en affrontant “un ennemi qui lui était incomparablement supérieur” de construire un Etat algérien (3) : “Abdelkader avait finalement réussi à agencer les rouages d'un gouvernement qui, par les relations harmonieuses qui régnaient entre ses divers départements, donnaient les plus belles promesses d'efficacité et de stabilité. La hiérarchie simplifiée qu'il avait créée était exactement conforme aux besoins administratifs et aux sentiments héréditaires de son peuple. Les fonctionnaires publics étaient peu nombreux, leurs salaires modérés, leurs compétences proprement délimitées. Si leur pouvoir était absolu, et leur contrôle sur les revenus publics relativement importants, l'œil de lynx, la vigilance du chef de l'Etat excluaient la possibilité de l'arbitraire, de la corruption ou des abus.” Le colonialisme a donné un frein à cette tentative de modernisation. Mais l'ambiance de domination et de brutalité caractéristique de la période coloniale n'a pas empêché l'émergence et le développement du Mouvement national à partir de 1919. Ce Mouvement national a été porté par des militants ayant fait leur école à l'intérieur du Parti communiste français et du syndicalisme ouvrier. De ce fait, il ne pouvait qu'être progressiste et moderniste. Le Mouvement de l'Islah porté par Cheikh Ben Badis a déclaré la guerre au charlatanisme et au traditionalisme pour instaurer la Réforme qui va évoluer vers le nationalisme. Il faut bien noter que ce sont les événements du 8 Mai 1945 et la répression qui les a accompagnés qui va bouleverser le rapport de forces au profit du Mouvement révolutionnaire et affaiblir considérablement le Mouvement national à caractère politique. C'était la disqualification des partis politiques et l'ouverture du champ à la Révolution de Novembre 1954, sous la conduite de l'Armée de libération nationale (ALN) et le Front de libération nationale (FLN). Il apparaît clairement que le combat du peuple algérien, depuis la naissance du Mouvement national, après la Première Guerre mondiale, jusqu'au saut qualitatif de la Révolution de Novembre 1954, s'inscrit dans une trajectoire de modernisation. Cette trajectoire a-t-elle connu une rupture en 1959, en 1962, en 1965, en 1992, ou en 1999 ? Les avis sont partagés sur la réponse à cette question. Toujours est-il, qu'en 2003 il y a une majorité écrasante de l'élite qui accepte l'idée de l'existence d'un autoritarisme qui freine la modernisation. Il faut, par conséquent, travailler à fermer cette parenthèse et affirmer qu'il n'y a pas de fatalité, que le peuple algérien a ouvert un combat libérateur vers la modernité qui a été cassé momentanément par l'autoritarisme, que le moment est venu pour marcher à nouveau vers la modernité. Nous avons besoin d'une prise de conscience nouvelle qui rassemble toute la nation, comme celle qui a fait bouger les Algériens en 1954. C'est ce qui va semer l'espoir et la confiance chez toutes les algériennes et tous les algériens et leur permettre de consacrer la prochaine élection présidentielle (2004) comme le vrai début d'une solution durable, construite sur une vision claire de l'avenir, mais pas une vengeance de tel ou tel ou une sanction du système prévalant qui n'a pas été capable de les sortir de la crise. A jeudi prochain pour une autre question, entre-temps travaillons toutes et tous à élargir la base du dialogue sur l'avenir de l'Algérie. A. B.