Ils sont morts, c'étaient des corps, mais c'étaient aussi des cœurs. Lendemain de catastrophe. L'Algérie en a connu beaucoup. Mais celle-là ne s'était pas annoncée. Un avion nous est tombé sur la tête. Il y a quelques années, on leur parlait et ils répondaient. Cette fois-ci, le 737-200 n'a rien voulu entendre. Son réacteur droit s'est mis en colère. Il a pris feu. La turbine fout le camp. Il n'y a plus rien à faire. Le crash est inévitable. La mort certaine. Pour tous, que peut-il se passer dans la tête des passagers à cette seconde ? Que peut penser un homme ou une femme qui prend conscience d'une mort imminente ? Quelles images défilent dans le ciel de celui qui ne s'apprête pas à disparaître ? Qui va se désintégrer… Il est dur, Dieu, de ne pas avoir les pieds sous ses pas. Et les odeurs et les couleurs… Et les yeux des enfants. Surtout des siens. Et ces petits bruits de tous les jours. La mort est une salope. Une traîtresse. Elle arrache l'aimé à l'amant. L'amante à l'amoureux. La mère au fils. Le père à la fille. L'ami à l'ami. La mort casse tout. Lorsqu'un avion meurt, des villes entières pleurent. Rendent un dernier hommage. Normal. La norme, cependant, peut-elle comprendre le cœur ? A Tam, au moment, du décollage, deux avions étaient alignés sur la piste : l'un en partance sur Alger via Ghardaïa, celui qui a fondu emportant avec les vies d'êtres qui ne demandaient qu'à continuer à vivre. L'autre venait aussi à Alger. Il devait transiter par Djanet. Les passagers qui s'y trouvaient ont vu une boule de feu descendre du ciel. Des frères se dissoudre… Comment partir ? Où partir ? Ils ne sont pas partis. Le lendemain, réveillés par des larmes chaudes et des cauchemars brûlants, ils ont osé reprendre la route du ciel. D'Alger. Ils sont arrivés, saufs mais pas sains. Bouaouicha, le commandant de bord qui a tout compris avant d'être collé sur le pare-brise de son Jet par le souffle du crash, était, nous disent ses collègues, l'un des plus compétents de la compagnie nationale. Un vrai crack ! Il était l'un des pilotes préférés de Bouteflika qu'il accompagnait souvent aux antipodes. Bouteflika n'étant pas un diplôme, ce sont ses amis, son métier et ses diplômes qui parlent pour lui aujourd'hui. Avec Bouaouicha, une femme, mère de famille mais néanmoins technicienne de haut vol, nous a quittés. Il y a quelques mois, à l'occasion du 8 mars, journée de nos femmes donc, l'ENTV nous a gratifiés d'un reportage subtile sur cette grande dame qui excelle aussi bien à la serpillière qu'au manche d'un Boeing. Le public a adoré. Cette dame s'est consummée, jeudi, au pied de l'Adrien, à Tam. Elle venait de divorcer une semaine avant. Son mari et sa fille sont venus se recueillir sur ce qui restait de son corps. Ces histoires ne sont pas à narrer, mais comment s'empêcher de dire la douleur au milieu d'un concert de chiffres ? Ils étaient 97, 102, 103… Ils étaient, ils ne sont plus. Louisa, notre photographe, a en page 2 d'hier gravé trois visages. Ibouchoubène, une ancienne championne de natation, en larmes, tentant de consoler une collègue hôtesse déchirée. Au centre, on voit un homme dont le frère revient de Tam. En cendres. Il s'agit de Raïssi, c'est le frère de Sid-Ahmed, le chef de cabine du vol AH 6289 qui vient incidemment, accidentellement, d'enterrer quelques enfants d'Algérie. Encore… Ce visage digne est aussi celui du père de Lotfi Raïssi, ce commandant de bord algérien indexé par le FBI et emprisonné puis jugé par Londres pour appartenance à Al-Qaïda. Un steward d'Air Algérie rend visite à la direction des opérations de Khalifa Airways. Il est en quête d'un geste de contrition. Personne ne répond, personne n'est présent au moment où les semblants de corps arrivent. Des avatars légers, Air Algérie en a connus. Il nous revient en mémoire ce jour où à El-Goléa, un petit feu s'est déclaré sur un réacteur. Retour à l'aérodrome, après un petit coup de tournevis, tout le monde repart confiant. Nous atterrissons sur de la ouate à Tam. Les pilotes d'Air Algérie ont une réputation de grands pros. Des foudres de guerre. A ce jour, ils ne se sont pas trompés. C'est un réacteur qui a failli. Les Algériens, suspicieux, ont pensé à une bombe. Nous, nous garderons en mémoire Sid-Ahmed, le chef de cabine et ses collègues. Nous nous souviendrons de ce grand amoureux du bon mot. De ce beau garçon qui demandait un jour à Dakar à un Sénégalais l'heure qu'il était et qui s'est entendu répondre : “Tu veux l'heure tout de suite ?”, Sid Ahmed n'avait rien compris. Plus tard, il en rira. Le Sénégalais voulait, en fait, lui dire : “Prends ton temps mon frère !” Sid-Ahmed n'a pas perdu son temps. Il vient de perdre la vie. Au moment où l'Atakor assistait, impuissant, au fatal partir d'un grand nombre des siens et de leurs amis français, ils étaient sept, Benzine Abdelhamid agonisait. S'éteignait. C'est de ce noir d'un jour que jaillira la lumière de toujours. C'est ainsi que les hommes vivent. M. O.