L'ambassadeur a paru circonspect. Son pays vit avec beaucoup d'attention l'évolution de la guerre contre le voisin irakien. Un voisin dont la Turquie partage au moins un "souci" : la question kurde. M. Attila Uzer a commencé par nous parler de la position officielle turque vis-à-vis de cette intervention militaire américano-britannique dans le Golfe. "Nous avons déployé d'énormes efforts diplomatiques en vue d'amorcer une solution pacifique à la crise irakienne, souligne-t-il. Liberté : Finalement, la Turquie a choisi le camp de la guerre, aux côtés des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Quelles en sont donc les raisons ? Attila Uzer : Il n'y avait pas d'autre recours possible. Et puis, faut-il rappeler qu'après la résolution 1441 du Conseil de sécurité, l'option de l'action armée devenait imminente. Nous avons, comme je l'ai dit, bougé pour l'éviter mais en vain. Que voulez-vous, chacun a ses intérêts. Nous sommes membre de l'OTAN (Organisation du traité de l'Atlantique nord) et avons, depuis les années cinquante, de très étroites relations avec les Etats-Unis pour lesquels nous sommes également un allié stratégique. Nous avons fait partie de la coalition mondiale (contre l'Irak) durant la première Guerre du Golfe, en 1991. Cette fois, nous ne sommes pas vraiment dans la coalition — américano-britannique — mais nous la soutenons évidemment. Pensez-vous que le prolongement des inspections, sous l'égide de l'ONU (Organisation des Nations unies), n'aurait de toute façon pas abouti au désarmement du régime de M. Saddam Hussein ? Les inspections ont commencé en 1995 sans rien donner. Elles ont été expulsées en 1998 avant d'y retourner grâce à la résolution 1441. Les inspecteurs ont trouvé des traces d'armes chimiques et des missiles d'une portée supérieure aux normes (150 kilomètres) fixées par les Nations unies. Quelque chose n'allait visiblement pas, côté irakien. Or, ce conflit est important pour nous, en tant que pays frontalier. Nous respectons l'intégrité territoriale de l'Irak mais nous veillons, dans le même temps, à préserver la nôtre. Un missile est tombé sur notre territoire récemment, c'est vous dire l'importance du conflit pour nous. La violation, par les Américains, de la légalité internationale, en déclarant la guerre à un pays sans l'aval de l'ONU, ne gêne-t-elle pas la Turquie ? Je prends cela comme votre propre interprétation. La résolution 1441 du Conseil de sécurité est pourtant claire ; nous savons que les interprétations diffèrent et divergent mais elle est quand même claire. A mon avis, ce sont les divergences à l'intérieur du Conseil de sécurité qui ont laissé penser à une violation de la légalité internationale, pas la résolution elle-même. Au sixième jour (*) des hostilités, quelle évaluation faites-vous de cette guerre ? On entend souvent parler de guerre-éclair, mais cela n'est pas l'équivalent de ce qu'on voit dans les films de fiction. L'Irak a une grande superficie mais les choses semblent avancer. On a prétendu que les militaires américains et britanniques allaient être reçus avec des fleurs, les gens oublient-ils que c'est la guerre ? Des diplomates de votre pays discutent actuellement avec leurs homologues américains à propos de la situation, voire des perspectives au nord de l'Irak. Où en sont les discussions ? Le Kurdistan est-il au centre des débats ? Les Américains nous ont demandé l'autorisation de faire transiter leurs troupes par le sol turc. Nous avons des bases de l'OTAN que les Américains voulaient agrandir avec leurs propres fonds. Cela a été accepté par le Parlement. Par contre, le transit des troupes n'a pas obtenu le vote nécessaire. Pour la Turquie, au su de l'expérience de la première guerre du Golfe, trois éléments priment : les réfugiés, les terroristes et les pertes matérielles. Celles-ci se situaient aux alentours de 40 à 50 milliards de dollars. Nous discutons avec les Américains des compensations financières à la mobilisation coûteuse de nos troupes et aux retombées économiques négatives de cette deuxième guerre du Golfe. Cette aide serait de trois à quatre milliards de dollars. Nous voulons également des prêts des institutions financières internationales… Mais les observateurs évoquent avec instance la question du Kurdistan et la volonté d'Ankara d'envoyer des troupes au nord de l'Irak… Il y a quatre millions de Turcs dans cette partie de l'Irak (sud-est de la Turquie, ndlr.) et nous avons des liens avec eux. Il y a des réfugiés dont on ignore le nombre qui vont affluer vers cette frontière. Nous voulons sécuriser nos territoires (la Turquie compte 330 kilomètres de frontières avec l'Irak). En 1991, alors que le pouvoir central à Bagdad avait perdu le contrôle du nord du pays, nous avions accueilli 500 000 personnes. Et c'est à partir de là que le terrorisme en Turquie a commencé. C'est grâce à nous que cette zone s'est stabilisée. Notre souhait est donc d'avoir un cordon sanitaire d'environ dix à vingt kilomètres au nord de l'Irak. Ce n'est pas de l'occupation mais juste une sécurité pour gérer l'afflux des réfugiés. De même que nous ne convoitons pas un centimètre d'un territoire étranger, nous n'accepterons pas des autres de nous prendre un pouce de notre territoire. Je voudrais préciser que nous sommes déjà prêts à recevoir 75 000 réfugiés. Tout leur sera assuré, y compris l'école. Ce programme est fait en consultation des institutions internationales, notamment le Haut comité aux réfugiés (HCR). Ces capacités augmenteront dans trois jours pour atteindre 120 000 places environ. Maintenant, il y en a qui nous disent (les Américains surtout, ndlr.) de ne pas entrer en Irak mais nous ne connaissons pas leurs plans. Que proposent-ils comme solution ? Reconnaîtriez-vous un gouvernement kurde irakien ? Il y a, au sein de l'opposition irakienne, deux partis kurdes (ceux respectivement de Talabani et de Barzani). Ces deux partis se sont affrontés par le passé mais semblent unis par la conjoncture. Ils ont déjà prévu leur Assemblée. Je souligne par ailleurs que, il y a deux jours, ces opposants étaient chez-nous à Ankara (en compagnie des Américains). Je ne vois en tout cas pas comment on peut revendiquer une intégrité territoriale et se réclamer d'un gouvernement provisoire en exil ! L. B. (*) Cet entretien a été réalisé mardi 25 mars 2003.