M. Rolin Wavre dirige l'équipe du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en Syrie. Dans cet entretien, il nous livre ses impressions sur la guerre qui fait rage en Irak, sur la situation des civils irakiens et sur le fonctionnement de l'“humanitaire” en ces temps difficiles. Liberté : M. Wavre, dans les circonstances actuelles, en quoi consistent exactement les actions du CICR ? De quelle manière votre Comité intervient-il dans cette guerre ? M. Rolin Wavre : Tout d'abord, il faut savoir que nous sommes présents en Syrie depuis plus de trente ans. Notre présence était essentiellement liée à la question du Golan. Habituellement, nous avons une base modeste. Notre délégation a beaucoup grossi ces derniers temps. Nous avons maintenant une dizaine de délégués expatriés qui travaillent ici. Nous œuvrons à préparer une possible intervention en Irak en soutien à nos collègues qui sont à Bagdad, Erbil et Al-Basra. Justement, quelles sont les nouvelles de vos confrères en Irak ? A peu près les mêmes que celles que vous recevez par le biais de la presse qui se trouve là-bas. Ce que font nos collègues, c'est d'abord se rendre dans les hôpitaux. Nous avons un important stock de médicaments, qui nous permet d'approvisionner les hôpitaux de Bagdad d'une manière quotidienne. Nous couvrons actuellement une trentaine d'hôpitaux. On les visite régulièrement, et en fonction des besoins, nous les approvisionnons. Nous avons stocké dans la capitale irakienne du matériel médical pour plusieurs milliers de blessés graves, de manière à pouvoir intervenir rapidement sur place. Le deuxième axe de notre action c'est de travailler pour le maintien et le rétablissement des systèmes d'approvisionnement en eau. Nous avions lancé auparavant plus de 300 projets d'eau au cours des dix dernières années, au moment où l'Irak était sous embargo. Ces derniers temps, on parle d'une grave rupture d'approvisionnement en eau en Irak, surtout dans le Sud. Qu'en est-il exactement ? Nous avons réussi, il y a trois jours, à rétablir l'approvisionnement en eau pour environ 30 à 40% de la population à Al-Basra. Je ne sais pas ce qu'il en est advenu depuis. C'est un combat quotidien. Vous savez, on travaille au milieu d'une guerre de l'information, une guerre de la propagande, et c'est très difficile de se mouvoir à l'intérieur de l'Irak. Quel est l'état de vos relations avec l'armée américaine ? On sait que les responsables militaires américano-britanniques avaient souvent prévenu militants pacifistes, ONG et journalistes qu'ils pouvaient constituer des “cibles potentielles”… Travailler en Irak maintenant est forcément quelque chose de dangereux. Notre méthode de travail, c'est la transparence et la clarté. Nous informons à chaque fois les parties en conflit, ceux qui ont le pouvoir de mettre la vie de nos délégués en danger, la vie des civils en danger, de ce que nous faisons, pour essayer d'augmenter le degré de sécurité de nos équipes, mais aussi celui des personnes que nous assistons dans les hôpitaux. Combien y a-t-il de délégués du CICR en Irak en ce moment ? Il y a une petite dizaine à Bagdad, quatre ou cinq à Erbil et deux à Al-Basra. Est-ce que vous disposez d'un bilan chiffré des victimes parmi les civils irakiens ? Non. Aucun chiffre ne vous a été communiqué officiellement ? Non, on connaît certains chiffres lorsqu'on visite tel ou tel hôpital, mais ça ne nous met pas dans une position de donner un bilan chiffré qui a un sens parce qu'on ne visite pas les trente hôpitaux chaque jour. Donc les chiffres ne sont pas complets. Et puis, nous ne souhaitons pas être l'organisme qui compte les points publiquement d'un côté ou de l'autre. Notre objectif, c'est de venir en aide aux victimes. De quoi ont besoin, d'une manière pressante, les hôpitaux irakiens ? Comme toujours, en situation de guerre, ils ont besoin d'instruments de chirurgie, de bandages et autres ustensiles pour le traitement, en première phase, des personnes blessées. Nous travaillons en fait avec des kits. Ces kits sont destinés spécialement à traiter tant de blessés de guerre, et contiennent les outils nécessaires dans ces cas-là. La situation des enfants irakiens est particulièrement préoccupante. Est-ce qu'il n'y a pas une campagne du CICR à l'attention de la coalition américano-britannique pour leur dire : “Ne touchez pas aux enfants ?” Ecoutez, je crois qu'on ne peut pas distinguer les enfants de leurs familles qui constituent la population civile. Les armes qui sont utilisées actuellement ne font pas de distinction dans la mesure où lorsqu'une ville est bombardée, il y a des enfants parmi la population. Or, les enfants sont, par définition, encore moins destinés que les adultes à se trouver dans une telle situation. Vue l'ampleur des dégâts en Irak, le CICR n'a-t-il pas prévu des actions en collaboration avec d'autres ONG humanitaires, à l'instar de Médecins sans frontières ? A Bagdad, nous travaillons avec MSF comme avec d'autres ONG. On les connaît bien. Nous coordonnons effectivement nos efforts de façon à ce qu'ils soient cohérents et qu'ils ne se doublent pas, et de façon à laisser le moins de victimes possibles sans assistance. Nous sommes très pragmatiques. On travaille avec ceux qu'on a autour de soi. Pour en revenir à l'organisation des secours, est-ce qu'il y a des problèmes d'approvisionnement de l'Irak en médicaments ? En ce qui nous concerne, nous avons, comme je l'ai dit, notre stock à Bagdad. Les hôpitaux à Bagdad sont approvisionnés. Mais ne me faites pas dire qu'il n'y a pas de manques. Il y en a certainement parce qu'il est difficile d'approvisionner tous les hôpitaux à temps. Il y a certainement des hôpitaux dans les petites villes qui ne sont pas accessibles, qui présentent des besoins. Je ne sais pas quelle est la situation à Najjaf, à Karbala, à Nassiriyah et dans d'autres villes où il n'y a pas de présence humanitaire. Et croyez bien que dès qu'il sera possible d'y accéder, nous nous y rendrons. Concernant les éventuels réfugiés irakiens, est-ce que vous en avez reçus, ici, aux frontières syro-irakiennes ? Il n'y a qu'une dizaine de réfugiés qui sont arrivés dans nos camps. Mais ceux-là, ils vont et ils viennent. Il n'y a pas d'afflux massif de réfugiés en Syrie. Qu'en est-il des missions du CICR auprès des prisonniers de guerre ? Est-ce qu'il a le droit de regard sur leur situation ? La troisième Convention de Genève prévoit expressément que le CICR doit pouvoir avoir droit d'accès aux prisonniers de guerre. Nous avons demandé aux deux parties, aussi bien les autorités irakiennes que les autorités américaines, de nous permettre de les visiter. Les discussions sont en cours pour les organiser. Les autorités britanniques avaient accusé l'Irak à tort d'avoir exécuté deux soldats anglais. L'information se révèle non fondée. Le CICR peut-il enquêter sur ce genre de cas par exemple ? Ou encore, sur le traitement réservé aux prisonniers irakiens ? C'est ce que nous allons faire dès qu'on y aura accès. C'est absolument le but des visites du CICR d'ailleurs. Nous devons nous assurer que les conditions de détention et de traitement des prisonniers de guerre sont conformes à la 3e Convention de Genève. Le programme “pétrole contre nourriture” étant suspendu (*), certains observateurs prédisent une catastrophe humanitaire en Irak en raison de la rupture des stocks de nourriture. Est-ce que le CICR a relevé des choses à ce propos ? C'est difficile à dire. Dans la première semaine, les problèmes sont plutôt d'ordre strictement sécuritaires. Mais je pense que le problème de l'eau surgit avant celui de la nourriture. Et je suis méfiant par rapport au terme de “catastrophe humanitaire” qu'on utilise à toutes les sauces. Je pense qu'il faut faire attention à ne pas cacher la réalité sous le terme de “catastrophe humanitaire”. Il y a des besoins qui vont forcément croître. Si l'approvisionnement du pays n'est pas assuré, les besoins ne peuvent que croître. J'estime qu'il faudra distinguer les régions. D'abord, il faudra assurer la sécurité des populations civiles, puis leur approvisionnement en eau et en médicaments, ensuite en nourriture. Mais je ne peux pas évaluer la situation nutritionnelle de l'Irak comme ça. Si je dois me joindre au CICR comme volontaire, qu'est-ce que je dois faire ? On ne travaille pas avec des volontaires. Si des citoyens veulent acheminer des dons, des couvertures, des médicaments, par le biais du CICR, est-ce que vous les prendrez en charge ? Non, le problème, c'est qu'il y a des besoins et il faut fournir aux hôpitaux ce dont ils ont besoin. Ce que les gens, dans leur générosité, peuvent ramener ne correspond pas forcément à leurs besoins. Donc si vous collectez des dons partout, le travail pour faire correspondre les dons avec les besoins et acheminer le don matériel effectué à la bonne personne, ce travail-là est gigantesque. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu'il y a aussi des lois dont il faut tenir compte. Même en Irak ou en Syrie, vous ne pouvez pas importer n'importe quoi, il y a des contrôles de qualité, il y a toutes sortes de contrôles. On vit dans un monde compliqué. Bref, il est donc très difficile de faire correspondre la générosité individuelle avec un besoin individuel. On a eu l'expérience de convois de dons venus d'Occident, et qui étaient extraordinairement mal reçus par les personnes à l'autre bout. Ceux-ci disaient : “Ce que vous nous avez envoyé, c'est du superflu”. Je prends un exemple : si vous envoyez du riz ou de la pomme de terre dans un pays où ce n'est pas du tout ce qu'on mange, il y a problème. Le donateur aura l'impression d'avoir fait un beau geste, et l'autre, il ne va tout simplement pas manger ce que vous lui envoyez. A la limite, il risque même de le comprendre mal si vous lui donnez l'impression de déverser sur lui votre surplus de production. Donc, faire le lien entre la générosité, les besoins et la dignité des gens, ce n'est pas quelque chose de facile. Voilà toute la difficulté à répondre aux gens qui nous disent : “Mais qu'est-ce que je peux faire ?!” Que pensez-vous de la “technique” des “boucliers humains”, est-ce qu'elle pourrait être efficace ? Je n'ai pas à faire de commentaire là-dessus. L'acte de se présenter comme “bouclier humain” est un acte privé. C'est un acte militant, ce n'est pas de l'humanitaire. Comptez-vous partir en Irak ? Non, puisque nous avons une équipe sur place. Nous avons une équipe qui est prête à traverser la frontière, lorsque de l'autre côté de la frontière, il y aura des besoins qui seront avérés. On ne traverse pas la frontière pour traverser. C'est quelque chose de dangereux. On doit absolument éviter l'activisme. Je pense qu'il est très important — si vous pouvez expliquer cela à vos lecteurs — de distinguer l'activité humanitaire de l'activité politique. Pensez-vous qu'il faille “professionnaliser” l'humanitaire ? Mais nous sommes déjà des professionnels de l'humanitaire, je pense qu'il ne faut pas que les humanitaires se mélangent aux militaires, et il ne faut pas que les militaires se cachent derrière des objectifs humanitaires. C'est le cas de cette campagne contre l'Irak, non ? Et c'était le cas au Kosovo aussi. M. B. (*) Cet entretien a été réalisé vendredi 28 mars