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“Saddam, le soleil de l'Irak”
Le maître de Bagdad a organisé sa réélection
Publié dans Liberté le 22 - 10 - 2002

Il règne en maître absolu sur un pays ravagé par la guerre et miné par un embargo injustifiable. Le 15 octobre, Saddam Hussein organise sa propre réélection. Comment s'est déroulé le référendum ? Comment les Irakiens se préparent-ils à la guerre contre l'Amérique ? Comment vit-on dans un Irak, soumis depuis onze ans à l'embargo ? Nos envoyés spéciaux à Bagdad reviennent avec des mots et des photos.
“Saddam Hussein aurait pu être élu à 101% si les Irakiens avaient comptabilisé le vote du président algérien Ahmed Ben Bella.” Cette boutade d'un journaliste américain résume toute la démesure et la cocasserie du référendum. Bagdad.15 octobre, jour du vote en Irak. En ce début de soirée, dans le hall de l'hôtel international Palestine, les journalistes se posent une seule question : fera-t-il mieux cette fois-ci ? En 1995, Saddam Hussein avait été élu avec 99,96%. La réponse est officiellement donnée quelques heures plus tard. Au dépouillement, le président irakien obtient 100% des voix. Réflexion d'un autre journaliste : “La messe est dite.” Cela ne pouvait être autrement dans un pays dirigé, depuis plus de trente ans, par un homme qui cumule les qualificatifs : sanguinaire, brute, dictateur, tyran, despote, ou mégalomane. L'Irak est une dictature implacable ? Un pays fermé à toutes les libertés ? L'Irak, victime de l'embargo imposé par Bush et ses alliés ? Qu'en est-il au juste ? Comment Saddam exerce-t-il son emprise sur son peuple ? Quel est l'impact de l'embargo sur la population ? Comment vivent les Irakiens à la veille d'une éventuelle attaque américaine ?
Lorsqu'on pose ces questions à Mohsein, taxieur à Bagdad, il répond d'une façon simple : “Saddam est mon Président. Qu'il ait tort ou raison, il reste notre guide. Il a toujours raison. Notre ennemi reste l'Amérique.” Simple et carré. Bien sur, Mohsein a glissé un “oui” dans l'urne, mais cela ne changera en rien à son quotidien. Pour gagner son pain, il doit exercer deux métiers. Mohsein est enseignant de biologie dans un lycée à Bagdad.
Avant la guerre, il aurait pu faire partie de cette classe moyenne qui vivait presque chichement dans un Irak où la monnaie locale, le dinar, valait alors plus de trois dollars. C'était avant la guerre. Onze ans après l'invasion du Koweït, le dinar irakien a connu une chute vertigineuse. Un dollar vaut désormais 2 000 dinars. C'est à l'aune de cette dégringolade qu'on mesure le gouffre dans lequel a plongé ce pays. Aujourd'hui, le salaire de Mohsein est de 17 000 dinars ; il ne lui permet même pas de subvenir à ses besoins, que dire de ceux de sa famille. Alors, il fait comme tous les Irakiens. Il exerce un second métier. À Bagdad, il est difficile de distinguer une voiture particulière d'un taxi clandestin. Presque tous ceux qui possèdent un véhicule se transforment en chauffeur clandestin. Avec sa vieille Passat, importée il y a une éternité du Brésil, Mohsein sillonne les rues de la ville. “Je gagne 25 000 dinars par jour en faisant le taxieur. Nous mangeons bien. C'est l'essentiel.” L'essentiel pour bon nombre d'Irakiens est d'abord de se nourrir. Durement touché par la guerre de 1991, terrassé par un embargo aussi injustifiable qu'inefficace, l'Irak connaît une telle crise que ses dirigeants en sont venus à délivrer des bons de rationnement pour subvenir aux besoins alimentaires des populations. Chaque citoyen a droit à un bon mensuel : 9 kilos de farine, 5 de riz, 3 de sucre, 3 de graisse, 5 de légumes secs, 2 de thé, 300 grammes de lessive, 1/2 l de lait en poudre et 2 savonnettes. Le tout distribué gratuitement. La chute du niveau de vie a plongé des milliers d'Irakiens dans la misère et le dénuement. “Des gens en sont venus à vendre les bijoux de familles, des œuvres d'art, les meubles et même les maisons, pour se nourrir”, affirme Mohsein. Durant les premières années d'embargo, tout manquait en Irak. Non seulement une grande partie du pays était détruite par les bombardements des alliés, mais les frontières étaient quasiment fermées. Les Irakiens étaient obligés de se débrouiller tous seuls. Les effets de l'embargo se font surtout sentir sur le plan de la santé. Les médicaments font cruellement défaut à telle enseigne que les hôpitaux irakiens sont devenus des mouroirs. Les pharmacies ressemblent à des épiceries. Dans le quartier Karada à Bagdad, les pharmacies ne manquent pas. Ce qui fait défaut, ce sont les médicaments. “Avant l'embargo, ma pharmacie valait de l'or. Aujourd'hui, j'arrive à servir une ordonnance sur cinq”, avoue ce pharmacien. Un client rentre et demande du cortisone. Le propriétaire répond machinalement : “Il n'y en a pas.” L'habitude est presque devenue une seconde nature. Non loin de là, dans une autre officine, un client tente de négocier le prix de trois plaquettes de gélules. Le pharmacien refuse, mais l'homme insiste. “Certains sont tellement pauvres qu'on est obligé de vendre les médicaments par unités”, soupire le pharmacien.
Malgré le fait que l'Etat subventionne certains produits, il reste qu'ils sont au-dessus de la bourse de nombreux Irakiens. En dépit de l'intrusion du privé dans le marché du médicament, de nombreux commerçants se sont reconvertis dans l'importation des produits pharmaceutiques, les médicaments pour les cancers et maladies chroniques manquent cruellement. Conséquence : plus d'un million d'enfants, selon les chiffres des officiels irakiens, ont péri faute de soins appropriés. Beaucoup en porteront des séquelles à vie, faute d'une bonne nutrition. Ajoutez à cela des milliers d'adultes exposés à l'uranium appauvri, lâché par les bombes américaines lors de la “Tempête du désert”. Il est fréquent aujourd'hui d'enregistrer des cas de décès en bas âge dus à des cancers. Impensable, il y a quelques années.
Karim a perdu sa sœur de 10 ans, morte d'une tumeur au cerveau. “Nous aurions pu la sauver si nous avions des médicaments et de l'argent”, dit-il. À 17 ans, le jeune homme a déserté les bancs de l'école prématurément pour subvenir aux besoins de sa famille. Chaque jour, il se pointe devant un grand hôtel à Bagdad avec sa valise, son outil de travail. Il est cireur de chaussures. “Il nous arrive de dormir sans manger”, avoue Karim. Si à Bagdad, Bassora ou ailleurs, on trouve des mendiants dans les rues, on est loin de crever de faim en Irak.
Les bons effets de l'embargo
Depuis la résolution “pétrole contre nourriture” votée en 1996, la situation s'est nettement améliorée. Voté par le Conseil de sécurité, le texte permet à l'Irak de consacrer une grande partie des recettes à l'importation des vivres et des médicaments. Avec des rentrées annuelles qui avoisinent les 10 milliards de dollars, le pays a largement les moyens d'éradiquer la misère.
Lorsqu'on déambule dans Souk Al-Arabi à Bagdad, on a du mal à croire que le pays est sous embargo. On y trouve de tout. Même du lait Nestlé offert par l'Etat en bons alimentaires. “Beaucoup d'Irakiens revendent sur le marché les produits subventionnés par le gouvernement”, avoue un commerçant. Les effets de l'embargo sont presque tellement invisibles que les autorités irakiennes évitent désormais de servir au monde entier les images d'enfants agonisants dans les hôpitaux pour jouer les victimes.
“Au fond, avoue un diplomate irakien, l'embargo nous a rendu service en quelque sorte.” Il a permis aux Irakiens de retrousser les manches. Aujourd'hui, l'Irak a réussi son autosuffisance alimentaire. L'embargo a boosté le secteur de l'agriculture. Les Irakiens produisent ce qu'ils ont tous les jours dans leurs assiettes : viande et légumes. “Vous imaginez qu'avant la guerre, les gens ne travaillaient pas.” Un peuple d'assistés ? Presque. Grâce à la manne pétrolière, beaucoup d'Irakiens rechignaient à accomplir certains métiers. Jadis, ils n'employaient que des étrangers, les hôtels de Bagdad font désormais du recrutement local. Partis les Jordaniens, les Syriens, les Soudanais et autres Algériens qui assuraient le service avant la guerre. “Les Irakiens ont appris à compter sur eux, uniquement sur eux-mêmes”, affirme ce diplomate. C'est sans doute là le grand avantage de cet embargo. L'autre est qu'il a permis à toute une faune de profiteurs de bâtir des fortunes colossales.
En l'absence de liaisons aériennes avec l'extérieur, tout arrive par la route. Les frontières avec la Syrie, la Jordanie, l'Iran et la Turquie sont de véritables portes ouvertes pour l'enrichissement rapide. Chaque jour, des centaines de camions sillonnent les routes pour déverser des tonnes de produits venus des pays du Golfe et de l'Asie. Résultat, en l'espace de quelques années, toute une caste de nantis a vu le jour. Signes extérieurs de richesse : les bolides 4/4, les rutilantes Porche et Mercedes qui paradent dans les rues de Bagdad et les dîners dans les restaurants chics et les soirées arrosées au Whisky dans les night-clubs de Bagdad. “Il n'est pas surprenant de voir passer Oudai, le fils de Saddam, à bord d'une décapotable, le cigare vissé aux lèvres”, affirme un taxieur. Tout comme le fils du dictateur, les nouveaux riches n'ont pas honte de s'exposer.
Sur les berges du fleuve le Tigre, la nomenklatura irakienne vient s'encanailler la nuit venue. Ici pullulent les restaurants où l'on mange et fume le narguilé au prix d'un salaire de cadre. On peut même s'offrir le luxe de dîner sur des bateaux flottants et s'amuser sur un hors-bord pour quelques milliers de dinars. Inaccessible pour le commun des mortels. Dans ces lieux cousus, on oublie l'embargo mais pas la guerre à venir. En Irak, tout le monde y pense, mais rare sont ceux qui évoquent cette guerre que Bush voudrait mener contre Saddam. “On oublie facilement, soupire une jeune femme, que nous sommes en guerre depuis plus de vingt ans.” D'abord, celle contre l'Iran, puis celle imposée par les Etats-Unis. À force, les Irakiens ont fini par s'y habituer. Même pendant les bombardements, les gens continuent à aller au cinéma, à dîner dehors, souligne un garçon d'hôtel. “La guerre ? Nous sommes prêts depuis longtemps. Si Bush veut nous frapper, nous allons prendre les armes”, affirme Mohsein. Lui, il se prépare tranquillement. “J'ai déjà stocké de quoi vivre pendant un mois”, dit-il. Il a même stérilisé et désinfecté une chambre de la maison pour s'y réfugier avec sa famille en cas d'attaque américaine. Car les attaques américaines, tout le monde les attend pour les jours ou les mois à venir. Pourtant, rien n'indique que ce pays est prêt à en découdre avec la première puissance du monde. Pas de présence renforcée de militaires, ni de matériels de guerre apparents, tout est apparemment normal. “Tout se fait dans la plus grande discrétion”, avoue un observateur habitué à séjourner dans le pays. “L'Irak, dit-il, a tiré les leçons des précédentes déroutes.” Saddam a reconstruit les infrastructures sensibles dans l'esprit de la guerre. Les moyens de télécommunication sont démontables. Ils peuvent facilement être mis à l'abri en cas d'attaque. Finies les gigantesques raffineries. Aujourd'hui, elles sont petites et transportables. Certaines usines peuvent même être déplacées à bord de camions. “Saddam pense à tout”, affirme, admiratif, un chirurgien dentiste.
“Saddam adore le Parrain”
Non seulement le maître de Bagdad pense à tout, mais contrôle tout. Même sa propre réélection. Rien ne se passe dans ce pays sans qu'il n'en soit au courant. Dans ce pays, le culte de la personnalité est poussé aux limites du ridicule. “Saddam est la synthèse de Staline, Kim Ill Sung et Caeacescu”, affirme un journaliste. Tout est fabriqué, façonné, modelé à la gloire du leader. Pas une seule boutique, pas un seul établissement ne peut déroger à la règle : accrocher des photos du Président, sous peine de sanctions. Ses statues ornent les places publiques et l'on peut voir Saddam sous toutes les coutures, sous tous les profils : en bédouin avec des Ray Ban, avec un chapeau Borsalino — Saddam adore Le Parrain qu'il se fait projeter souvent —, avec un complet veston, tirant une salve avec un fusil, en pieu musulman, faisant la prière, en étudiant, compulsant un livre. Chaque jour, les quotidiens, contrôlés par son fils Oudai, élu en 2000 “Journaliste du siècle”, consacrent une page de poésie à la gloire du maître. La télévision et la radio diffusent en boucle des chansons dans lesquelles Saddam est élevé au rang d'“astre” ou de “soleil qui irradie l'Irak”. “Ton nom est inscrit sur chaque tasse. On t'embrasse chaque fois qu'on la porte à la bouche”, ainsi chante un Dariassa local.
C'est qu'avec Saddam Hussein, tout est démesuré. À commencer par sa prise du pouvoir. Nous sommes le 10 juillet 1978. Le général El Bakr, patron du régime, cède le pouvoir à Saddam. Deux jours plus tard, ce dernier organise un conclave avec les dirigeants du Bath. La scène est filmée. En uniforme, un cigare entre les doigts, Saddam évoque un complot tramé contre le pays. Le principal conspirateur est présenté à la tribune. Il raconte et livre les noms des félons présents dans la salle. Ils sont conduits un par un sous le regard de Saddam qui vocifère : “Itlaâ barra” (Sors dehors). Plus d'une cinquantaine figurent sur la liste. Devant l'assistance, Saddam improvise un speech, pleure et subjugue son auditoire. Lorsqu'il termine, tout le monde aura compris le sort réservé aux traîtres : la mort par balle ou par pendaison. Ceux qui sont épargnés sont désormais édifiés sur les méthodes de gouvernance de Saddam. Le pouvoir par la terreur.
“Certains aiment Saddam, d'autres le détestent, mais tout le monde le craint.” L'homme qui parle refuse même que sa profession soit mentionnée. Quant à son nom, il ne faut même y penser. Appelons-le Majed. “Les murs ont des oreilles”, dit-il. Trouver aujourd'hui un opposant ou un détracteur de Saddam s'apparente à une mission presque impossible, tellement la peur est ancrée dans tous les esprits. “Les Irakiens ont si peur qu'ils voient des micros et des espions partout”, dit-il. C'est que le passif du raïs justifie la paranoïa. Les services secrets irakiens n'hésitent pas à faire disparaître toute personne qui ose critiquer ouvertement le régime. “Lorsqu'on décide d'assassiner les maris de ses propres filles, on est prêt à tout”, souligne Majed. Saddam Hussein n'a jamais pardonné à ses deux beaux-fils leur défection en Jordanie en 1995. Malgré leur repentance, il les a fait exécuter dans une banlieue de Bagdad avant de les avoir forcés à divorcer de ses filles. Oudai, le fils, s'était alors chargé de la sale besogne. Le châtiment a fini de tuer toute velléité de contestation.
Qui osera aujourd'hui critiquer Saddam Hussein ? Qui osera contester un référendum entré dans l'histoire comme le plus singulier et le plus surréaliste ?
“En réclamant un vote à 100%, affirme un diplomate, Saddam lance un message aux Américains : il est toujours le maître absolu.” En effet, le scrutin survient au moment où Washington, parallèlement aux préparatifs de guerre, étudie l'après-Saddam, en battant le rappel de ces opposants de tout acabit. Pour mieux le faire savoir, Saddam invite la presse du monde entier à assister à son plébiscite. Le jour du vote, tous les journalistes cherchent à prendre un cliché ou une image du Président en train de voter dans un bureau, à fixer pour l'éternité ce moment solennel d'un Président se faisant réélire avec 100% des voix. “Vous ne sauriez pas dans quel bureau vote Saddam Hussein ?”, demande-t-on à un haut responsable du ministère de la Culture irakien. L'homme est visiblement décontenancé par une telle question. “Mais Saddam ne vote pas pour lui-même”, répond-il. En effet, le maître de Bagdad n'en a pas besoin, puisque tous les Irakiens votent pour lui. Y compris le président algérien Ahmed Ben Bella.
F. A.
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