Notre rêve est descendu dans la rue. Un rêve qui nous habitait et nous dévorait à la fois. Un rêve qui nous a emporté sur le chemin de la lutte, nous a menés aux sous-sols de la torture, à succomber sous les balles de la police et de l'armée, à disparaître, à choisir le chemin de l'exil et, parfois même, à cheminer dans la désespérance. Mais, malgré des sociétés écrasées sous le poids de l'oppression du monde, celui de la colonisation interne et la complicité occidentale, il nous restait la force du rêve. Un rêve vécu comme une puissance formatrice pour déplacer la réalité vers la demeure de l'imaginaire. Notre rêve est descendu dans la rue. Un rêve qui nous habitait et nous dévorait à la fois. Un rêve qui nous a emporté sur le chemin de la lutte, nous a menés aux sous-sols de la torture, à succomber sous les balles de la police et de l'armée, à disparaître, à choisir le chemin de l'exil et, parfois même, à cheminer dans la désespérance. Mais, malgré des sociétés écrasées sous le poids de l'oppression du monde, celui de la colonisation interne et la complicité occidentale, il nous restait la force du rêve. Un rêve vécu comme une puissance formatrice pour déplacer la réalité vers la demeure de l'imaginaire. Ce rêve, tant espéré, tant attendu, ne nous a jamais quittés, nous les héritiers et les descendants d'une grande et longue histoire ; nous portons en nous, malgré la profondeur de la nuit arabe, l'intime conviction que le soleil qui a illuminé le monde pendant des siècles ne peut s'éteindre à jamais. Et d'un acte le plus désespérant et le plus politique à la fois, l'immolation de Bouazizi, dans lequel s'est cristallisé toute l'histoire contemporaine du monde arabe, les tréfonds du peuple tunisien se sont soulevés pour ébranler les assises de la dictature et allumer le flambeau de la dignité, de la liberté, flambeau repris par le grand corps arabe qu'est l'Egypte ; l'Occident et l'Orient arabe trouvent là ces deux capitales culturelles, qui ont donné au monde arabe ce dont il rêvait depuis un demi-siècle : nous attendions des réformes, une mutation sociale, nous sommes devant une Révolution. Notre rêve est descendu dans la rue. La demeure de l'imaginaire a pris forme et a pour nom la «place Tahrir». Elle est devenue l'évènement par excellence transformant l'espace et le temps de la place en un moment planétaire. Le philosophe comme médecin de la civilisation, selon Nietzche, doit diagnostiquer le devenir dans chaque présent. Le 14 janvier, ce fut la révolution, le 11 février nous célébrons sa consécration : la chute de Moubarak sonne le glas d'un monde et signe le retour des Arabes sur la scène historique. Qu'entendons-nous par la fin d'un monde ? En quoi le soulèvement du peuple égyptien est-il révolutionnaire ? Une révolution du regard. Face aux clichés orientalisants d'hier et d'aujourd'hui, de caravanes et d'oasis, hammams et parfums, tapis et divans, thé à la menthe, couscous, gâteau au miel, danse du ventre, femmes passives et lascives, guerriers barbares et assassins, terrorisme, intégrisme, la «place Tahrir» inaugure une nouvelle ère sémantique. «La rue arabe». Peut-on continuer à utiliser le concept de la «rue arabe» pour qualifier un peuple auteur d'une Révolution du troisième millénaire ? «La rue arabe» par essence implique l'impossibilité de «la rue arabe» à se transformer en conscience insurrectionnelle. «La rue arabe» ne pense pas, elle est émotive, chaotique, irrationnelle, elle ne peut déboucher que sur une impasse. Elle est sans voie, sans horizon d'attente, prisonnière de l'immédiat et des choses triviales. En un mot, elle est l'antithèse de l'Histoire. Peut-on supposer l'utilisation de cette expression pour qualifier d'autres pays ? Existe-t-il une rue américaine, chinoise… ? Continuer à utiliser ce mot c'est s'inscrire dans une continuité classique de l'infériorité mentale de l'Arabe. La probité intellectuelle, devant ce travail colossal et grandiose du peuple égyptien, devant ce sacrifice, cette stratégie révolutionnaire, est de bannir de notre vocabulaire l'expression «la rue arabe» et de lui substituer à jamais la notion de peuple arabe. Je n'utiliserai pas la notion de peuple au pluriel car la rue arabe employée dans un sens global et essentialiste excluait le pluriel «les rues arabes». L'expression de liesse qui a accompagné la chute de Moubarak dans les capitales arabes signifie que la victoire des Egyptiens est aussi la leur. Le peuple arabe est en colère. Et la colère fait se soulever le populaire. La colère d'un peuple est une sainte colère. Et en tant que telle, elle ne peut être que libératrice. Le vendredi de la colère a donné le tempo de ce soulèvement arabe. «L'image de l'Arabe». Image fantasmée, construite durant des siècles et qui respire l'arabophobie et le racisme. Confiné dans une vision dépréciative, l'Arabe est le symbole même de la déchéance humaine : voleur, pillard, violeur, brigand, saboteur, menteur, lâche, peureux, paresseux, barbare, inculte, sauvageon, délinquant… «L'Arabe est, très exactement, le voleur qui attend au coin de la rue le passant attardé, le matraque et lui vole sa montre», écrit l'Aurore en 1954. Une image incrustée dans l'imaginaire collectif occidentale puisqu'elle est véhiculée même par les manuels scolaires. Cette image négative de l'Arabe a joué le rôle d'un ministère de propagande pour armer le bras de l'Armée d'Afrique et l'Armée républicaine en Algérie. «La place Tahrir» renverse la donne. Elle fait place à l'héroïsme, l'honneur, la dignité, la résistance, l'insurrection, le sacrifice, l'invention et le vivre ensemble. L'Arabe fait irruption dans l'histoire. La grande histoire. Dans l'expédition d'Egypte, Bonaparte a réveillé les Pharaons, «la place Tahrir» a réveillé les Arabes. La langue arabe. Qu'elle est belle, poétique, entraînante, mobilisatrice, programmatrice, la langue arabe dans la bouche de ces millions d'Egyptiens dans leurs slogans et leurs chants. Déjà la voix de la chaîne satellitaire d'El Jazira a commencé à insuffler de la vie dans l'être arabe, «la place Tahrir» l'a fait renaître. Mais force est de constater l'état dans lequel se trouve cette langue, principalement au Maghreb, en particulier en Algérie, et ici en France pour les enfants français d'origine maghrébine. Dans un passé proche, un universitaire algérien, Mohamed Benrabah, qualifiait la langue arabe de langue transnationale. La langue arabe exclue et contaminée par la langue de l'occupant durant la nuit coloniale s'est déclinée en couleurs locales, arabe populaire, parler algérien, algérien moderne, pour finir par perdre toute sa consistance humaine et réduire l'Algérien à une hybridité destructrice où la question linguistique a pris la forme d'un combat politique. Dans l'Algérie d'aujourd'hui où l'on s'adresse aux Algériens en français, il ne restait à Alger que l'algérien et le kabyle, l'arabe s'étant volatilisé. En France, l'enseignement de la langue arabe pour les Français musulmans au cycle primaire revient aux pays d'origine dont le souci premier est le contrôle des consciences et aux associations religieuses dans des espaces qui ne répondent nullement au désir d'apprendre. Comment admettre que la République puisse léguer cette responsabilité aux pays d'origine si elle considère vraiment ces enfants comme les siens ? Ce «mépris» de la langue arabe, la République n'en est pas la seule responsable. Les concernés eux-mêmes ont intériorisé la culture dominante et voient dans le français la langue de la réussite sociale. Quel est le résultat obtenu à la fin ? Leurs enfants, dans leur majorité, ne maîtrisent ni le français ni l'arabe. Ils sont renvoyés à leur origine arabe ou musulmane sans posséder les codes d'accès pour acquérir cette richesse et finissent dans une forme de schizophrénie qui les expose à tous les dangers. (A suivre) Mahmoud Senadji