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L'atelier, la clé des montagnes, et les inspirations nomades...
Publié dans La Nouvelle République le 27 - 09 - 2011

Il ne faisait pas froid, ce jour-là. C'était pourtant un vendredi d'avril, pluvieux. Blida, coquette petite ville trop vite grandie, se nichait au creux des bras de l'immense massif de Chréa. En bas, dans la vallée, la maison semblait plus grande, les murs alentours avaient grandi, sécurité oblige. La couleur verte, franche, tranchait avec le reste des habitations avoisinantes.
Il était là, content de la rencontre, les bras ouverts, le sourire déployé généreusement, cheveux gris, élégants, stature de géant algérien aux racines ibères, lunettes accrochées sur le torse. L'accueil est chaleureux. Denis Martinez, la porte sitôt ouverte, me fait saluer la maman, quelques soucis de santé, normal, elle est âgée la madre, mais elle garde bon pied, bon œil et me répond dans un arabe délicieux : «Ki laâdjayez oulidi», ça va comme les vieilles, mon fils. On la laisse tranquille dans son petit coin de véranda, face au jasmin et au néflier. Denis, homme au grand cœur, me fait revisiter les lieux, il a empli de vert la maison familiale partagée avec la maman et la sœur. Tout est vert et blanc, d'un vert franc. Il est particulièrement fier de son coin réservé. Une «qaâda» bien décorée de céramiques et de notes colorées comme lui seul peut le faire, promesse des plus belles rencontres de ses amis et proches autour d'une sardinade enjouée ou d'une paëlla majestueuse dont lui seul a le secret. Mais cette grande fraternité avec les autres est souvent mal saisie, le partage est souvent pris pour une tentative d'influencer les autres, peut-être ce plasticien flamboyant n'a-t-il besoin que d'une porte ouverte dans les cœurs et une oreille attentive, peut-être aussi que l'on exige dans un esprit «bobo» qu'un professeur mette impérativement un mur avec ses étudiants et ses amis, un héritage petit-bourgeois, qui sait ? Peut importe en fait ! Le café s'impatiente dans la cafetière, il commence à chanter en barbotant quelques borborygmes incompréhensibles. On se dirige alors vers le saint des saints. Le sanctuaire des généreux… L'atelier est modeste, il s'agit juste d'une pièce où trônent des «cadeaux» divers de tous ceux qui l'aiment, des poèmes de l'ami Abdelhamid Laghouati, écrits sur des morceaux de papiers épars, des petits dessins offerts par des amis artistes ; des objets glanés ici et là au cours des manifestations artistiques ou des pérégrinations qui l'ont mené aux quatre coins de l'Algérie, et aussi aux quatre coins du monde, une derbouka décorée des plus beaux signes, objet g'naoui, il raconte avec force détails chaque petit bibelot, chaque chandelier ou cendrier en terre cuite qui l'ont trouvé par un hasard conscient. Juste en face de mon siège, Mohamed Touri me dit sur une affiche qu'il y a eu, à Blida, une semaine du théâtre… L'affiche est de Denis Martinez, difficile de ne pas le remarquer, tant ce plasticien possède un art particulier du singulier. En évoquant cette singularité, je ressens dans le regard du peintre une grande lassitude par rapport à toute cette agitation qui caractérise la scène artistique algérienne. Du haut de ses 70 piges bien ancrées dans l'histoire, Denis l'algérien se pose cette question existentielle de définir de nos jours : qu'est-ce que pour lui l'artiste ? Il déclare qu'il lui est bien difficile, avec sa conception actuelle, de se manifester aujourd'hui sur la scène algéroise. L'histoire d'un projet possible au Mama semble le préoccuper. Il s'interroge. Comment faire d'une exposition un réel moment d'échange ? Les conditions de travail avec les artistes et leur inspiration semble être souvent évacuées tant les hommages et les commémorations gardent le même caractère immuable et figé. Exposition, catalogue, discours conventionnels, petits fours…et «tebkaou âla kheir ! », à la prochaine disparition… Le plasticien, le geste ample, les bras qui dessinent des arabesques dans l'espace, laisse partir ses questions dans un grand souffle désabusé. Remettant en cause le mythe de l'artiste et de son œuvre, il déclare ne plus avoir la même vision par rapport au travail d'atelier et aux expositions dans des lieux devenus inadaptés à ses besoins actuels, s'interrogeant sur les actions artistiques répétitives avec pourtant les deux poids, deux mesures, selon les gesticulations ponctuelles du moment. La difficulté aussi de concevoir ou de réaliser efficacement des projets artistiques n'étant pas en conformité avec les habitudes ambiantes qui règnent à tous les niveaux de la culture. Ceux qui tiennent le pouvoir de décision devraient aider en faisant confiance à la créativité. Toute cette aventure féconde d'un plasticien qui a réalisé de grandes choses devrait faire l'objet du récit d'une aventure menée à partir des années 1990, au cours desquelles il avait réalisé bien des choses, ce qu'il avait appelé «la Fenêtre du vent», «Aghendja ou Taslit Bwanzar, la Fiancée de la pluie», les œuvres d'exil, les «retours au pays», les vidéos, photos, témoignages de ses actions en Kabylie, la présentation de sept peintures de 2 mètres sur 1, et la reconstitution plus vraie que nature d'une tajmaât, avec aussi une mise en place de son travail avec la Compagnie des plasticiens volants, spécialisée dans les spectacles de rue avec des structures artistiques gonflables. Le tout dans une formidable reconstitution de son parcours déclinée en plusieurs centaines d'images mais le cœur n'y est plus et puis ce désir de garder sa liberté reste encore puissant. Maîtriser sa destinée artistique reste un principe d'humanité rare. Sachant au passage les péripéties quasiment insurmontables pour monter un projet qui l'a laborieusement mené dans des joutes déambulatoires à Tizi-Ouzou, Sidi Bel-Abbès, Tipasa… Il reste cependant ces actes gestuels du moment qui sont pour lui autant d'actes de vie, comme les ont inspirés les indiens Navajos, un acte à dimensions humaine, à dimension artistique d'une rare densité. Il en tient pour preuve les rencontres fulgurantes avec Ahmed Azegagh, Abdelhamid Laghouati, Hamid Tibouchi, Tahar Djaout, Zineb Laouedj, cheiha Remitti, les femmes de Kabylie pour une sensationnelle rencontre faite de happenings, d'installations, d'expositions réalisées en 2003 à la Friche de la Belle de Mai sur la ville de Marseille. Et puis, il y a aussi cette mémorable réminiscence, l'acte fondateur d'un nouveau tournant artistique qui donne à Denis Martinez le ton d'une nouvelle expression qui prend la clé des champ ou plutôt «la clé des montagnes», s'éloigner des ateliers pour aller à la rencontre du geste vrai, de la dimension purement consacrée au partage et à l'échange. Le très actif Hacène Metref sera un compagnon vibrionnant qui donnera le «La» d'une grande aventure artistique, d'abord avec l'inauguration, au centre culturel de la ville de Maâtkas, d'une grande fête de la poterie qui tiendra plus de dix ans avant de perdre son âme dans une institutionnalisation tous azimuts. Les points de rencontre Cela sera ensuite des retrouvailles avec le défunt Salah Silem, personnage bienveillant qui sera, avec Hacen Metref et Denis Martinez, un des membres fondateurs de ce qui est appelé de nos jours le désormais inévitable festival «Raconte-Arts», un grand moment de vie culturelle, annuel, itinérant, qui débutera en 2004 dans les sept villages des Ath-Yenni, pour rallier en 2011 le village de Taourit Amokrane près de Larbaâ Nath Irathen sous le thème générique «Ecouter la voix des ancêtres, éclairer la voie de l'avenir ». Mais ces aventures sur sept épisodes inoubliables sont pour Denis Martinez un parcours sur une alchimie guidée par les lieux eux-mêmes. Il fait déjà en 2004 une intervention plastique sur des empreintes de mains signées par les enfants du village Taourirt El-Hadjadj. C'est ensuite un point posé. Imposé par le lieu, le «voyage» continue ainsi jusqu'à la fin d'un dessin improbable qui se plaît à courir sur les murs, entamer la route, se faire goutte, semence, point visible, point invisible qui s'enrichissent de citations diverses, de traces laissées par les tags et les dessins spontanés des gens de passage, le point est ainsi fait, il est une énergie, une force, il est abeille symbole de travail collectif qui produit une nourriture essentielle, il sera lézard, animal totem ou papillon voluptueux... La tajmaât est le lieu de rencontre des sages du village, mais elle est aussi le lieu des jeux, dames et échecs prennent leur droit. De temps à autre, quand l'artiste suit ses points et ses lignes entrelacées, des murmures se font entendre. D'un autre côté, un bon bougre s'endort avec son passeport comme oreiller. Toutes ces actions menées des Beni-Yenni, Ath-El Kaïd, Ighil-Bouammas, en passant par Wizgan, jusqu'au village hétéroclite mais très actif des Ait-Smaïl, sont des successions de plongées en apnée, Denis l'algérien, comme le fût Yveton ou Léon, un Africain célèbre, se laisse aller à suivre ses pointillés arc-en-ciel, puis il se réveille et regarde son travail après un recul direct, de temps à autre, il observe la vie terminée de son éphémère entreprise qui meurt doucement effacée par les autres. Mais en d'autres temps, il observe avec plaisir la réincarnation de son travail dans un autre style de vie, adopté par tous, assimilé, vivant. Le travail se fait avec les amitiés de passage, des textes immortels et des compagnons de route comme Na Taoues, Brahim Izri, Lounis Ait Menguellet, Si Moh, M'barek Menad, Nazim, Salah, El-Hacène, Brahim Lexiyer, Mohamed Bahaz, Karim, Rachid… Rares et précieux, les moments de repos à coup d'aghrom aqoran, de café brûlant, de zitt ouzemour ou des sfendj bien dorés et croustillants. Tous ces amis de toujours participent ou témoignent des points finaux qui «signent» ainsi la finalité de son travail. Entre le frêne et l'olivier, Denis Martinez travaille sur une flopée de signes et signaux, en intégrant les éléments de la nature, entre les traces de feux trouvées dans les foyers de maisons abandonnées, les traces de chaux jetées sur les murs ou les trouées dans les masures qui lui rappellent cette «tag ouvahri», la fenêtre du vent, dont les femmes avaient fait leur couloir céleste faisant porter par le vent les bonnes et les mauvaises nouvelles aux maris, frères et amoureux secrets à travers la mer. Au vieux à qui on avait demandé le monde, le vieux a dit : «Demande au vent qui passe.» Denis déroule son récit, il clôt son mur peint par le mur de la reine des
abeilles. Il me fait penser à un vieux rencontré dans la ville des mille saints à Tombouctou. Mais Denis Martinez, peintre primitif, non, plutôt peintre des époques premières, entre Navajo et Aborigène, laisse le rêve prendre la place, il est juste devant moi, le geste encore ample, il n'est qu'un enfant de cinq ans encore étonné par le monde qui l'entoure, j'adore ce regard enjoué sur la vie qui se plaît à peindre, dessiner, faire des performances, jouer de la flûte ou se faire poète les pieds dans l'eau d'un cascade entourée de tous les gens du village. Je me demande alors quel est le lieu qui lui fera naturellement appel pour la prochaine séance de Raconte-Arts à Taourit Amokrane du 9 au 16 juillet prochain ; en attendant cette fête géante, je termine ma tasse de café, il est temps de partir… lui regarde par la fenêtre, la route mouillée, elle brille de mille feux sous les gouttes généreuses.


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