�Si tu ne trouves pas, tu n�as qu�� demander. Y�a des chances pour que tu tombes sur quelqu�un qui te montrera le cabinet�, me dit Kamel Hadjout. M�decin, il a tant exerc� son art dans les dispensaires d�Amizour qu�il a fini par �tre connu de tout le monde. J�arrive dans la torpeur d�un d�but d�apr�s-midi. Canicule. Chant des cigales. En avance sur le rendez-vous, j�avise de visiter un peu le patelin. Place de la SNTV, je m�arr�te dans une rue bord�e par des b�timents modernes. Le cybercaf� est ferm�. Dans le crissement du climatiseur, des jeunes tapent les dominos � l�int�rieur du caf� mitoyen. Pour gagner le cabinet du docteur Hadjout, il faut traverser le pont du Printemps noir et prendre les chemins qui grimpent vers les hauteurs. Apr�s la mosqu�e, il faut s�engager dans la rue Hammouchi-Khoudir. Le village est trac� au cordeau. G�om�trie coloniale : les rues parall�les, crois�es par d�autres rues, perpendiculaires, se coupent � angle droit. Les maisons � �tages sont surmont�es de tuiles rouges et poss�dent des balcons en fer forg�. A la fin de l�insurrection de 1871, la d�cision est prise de cr�er un village de colonisation dans la vall�e. Quatorze familles kabyles, � l��cart de la r�volte d�El Mokrani, c�dent leurs parcelles. Les premi�res maisons sont construites en �carr� de b�timents�. Lorsque, en 1872, le Gouvernement g�n�ral (GG) d�cide de fonder le village, 23 familles d�Alsaciens et de Lorrains s�y installent. Elles ont quitt� leurs villages apr�s le trait� de Francfort du 10 mai 1871. Le nouveau centre de colonisation re�oit un nom �vocateur pour les nouveaux colons : Colmar. En 1879, la commune, nouvellement cr��e, dirig�e par son tout premier maire, Fran�ois Schern�, prend le nom de l�oued qui traverse la vall�e. On baptise le village Oued Amizour. Dans une de ces rues br�ves et droites, le b�timent jure avec les autres. Il est coquet. Peinture fra�che. Aspect propret. Des lettres dor�es sur une plaque noire indiquent que le cabinet est au premier �tage. Je prends l�escalier sombre et silencieux. Je sonne. Dans le vestibule, j�attends que Kamel Hadjout ait fini d�ausculter son dernier patient de la journ�e. Kamel me confie qu�il conna�t bien Amizour sans en �tre originaire. Lorsque son p�re, Mustapha Hadjout, enseignant d�arabe depuis 1962, est mut� ici en 1969, le fils a neuf ans. Le p�re, n� � Beni- Maouch o� l�arbre familial plonge ses racines, a transit� par Seddouk o� Kamel naquit. Ce dernier grandit � Amizour, devenu sa ville d�adoption. Il ne s�y absentera que le temps de ses �tudes de m�decine � l�universit� de S�tif entre 1980 et 1988. Nous descendons vers le pont. Une fois franchie la passerelle vers laquelle confluent les rues en pente qui ressortent de l�autre c�t� comme d�un goulot, il y a peu d�espace b�ti. Le centre d�Amizour est rest� modeste, presque aussi modeste qu�� l��poque de la construction du village colonial. L�extension, rendue indispensable par la pouss�e d�mographique et le d�veloppement des activit�s dans le secteur tertiaire et dans celui des services, buterait sur la difficult� � trouver des terrains. Ils appartiendraient, pour la plupart, aux grandes familles. R�sultat : le chef-lieu d�une commune importante de quelque 30 000 habitants r�partis sur une centaine de villages de tailles diverses est tout congru. Sur la place, la fontaine est s�che. Un palmier balance sa crini�re � hauteur des toits alentours. Elle conserve son damier de carreaux noirs et blancs encadrant des armoiries improvis�es : des grappes de raisins sur fond de trois bandes de couleurs diff�rentes. De part et d�autre du bassin, des plaques l�int�grent dans la signal�tique routi�re. Sens interdit, � gauche. A droite, sens obligatoire. Devant, couvrant la base de l�armoirie, quelqu�un a oubli� un sac-poubelle. L�ancienne poste, devant laquelle deux autres palmiers font les sentinelles, est devenue une agence du Cr�dit populaire alg�rien. Plus bas, des cigognes coiffent de leur nid un pyl�ne. On entre dans Ighil-Ialoulane, apr�s avoir long� le cimeti�re et le mausol�e blanc de Sid-Ali Outtiar. On a l�impression d�avoir pris de l�altitude. On n�est pas loin pourtant du centre d�Amizour. Pause sur une placette nich�e dans un creux, entre les mamelons. Juste en face, la mosqu�e, construite en 1975 par les habitants, �tage son complexe sur deux niveaux. Le d�me est surmont� de l��toile enferm�e dans le croissant. Des carreaux orn�s de fleurs en arabesques tapissent la devanture. Le �foyer rural� r�ve encore � sa grandeur d�antan, lorsque cette b�tisse a �t� construite avec des murs dress�s au fil � plomb contrastant avec l�habitat kabyle dont les constructions d�fient les lois de l�apesanteur. Tour � tour foyer puis mairie, le b�timent le plus moderne d�Ighil-Ialoulane est aujourd�hui vide. Le dernier maire � avoir occup� cette mairie avant l�ind�pendance, Jean-Ren� Morin, est l�auteur d�un ouvrage, Histoire d�une petit commune d�Alg�rie, qui raconte la fondation du village. Le �foyer rural� a connu ses heures de gloire, dans les ann�es 1970 et 1980. Il a abrit� des soir�es culturelles organis�es par les jeunes du village. On y a m�me donn� des pi�ces de th��tre. Mais tout �a, c�est le pass�. Des murs blancs l�preux. Par-dessus, un b�timent violet, pimpant. Des lettres en m�tal forment le mot infirmerie. Une plaque pr�cise que la fonction a chang� : �salle de soins�. Dans ses p�r�grinations dans la sant� publique, Kamel me dit qu�il y a assur� des gardes plus souvent qu�� son tour. C�est pourquoi il conna�t les gens du village, qui le connaissent aussi. Tee-shirt blanc et bas de surv�tement Adidas, Ahmed Kellou est infirmier et pr�sident de l�association du village. On ne pouvait mieux tomber comme guide. Il accepte de s�y pr�ter volontiers. La l�gende veut qu�un pasteur du nom d�Azagza, p�turant par ici, ait suivi un jour sa ch�vre qui revenait les babilles toujours humect�es. Il d�couvre la source. Un village s�est construit autour. Elle est toujours l�, aussi g�n�reuse que de tout temps. �C�est cette source qui nous retient ici. Le village a tenu gr�ce � elle�, dit Ahmed. L�abondance d�eau a rendu relatif l�abandon du village par les pouvoirs publics. On pratique l�ol�iculture et l�arboriculture depuis la nuit des temps. Mais, pour construire la fontaine et retenir l�eau, il a fallu que les habitants mettent la main � la poche. Pour tout, ici, ce sont les habitants qui casquent. Y compris pour un escalier � usage public. Depuis qu�en 1985 l�eau est courante dans les maisons, cinq ans apr�s l��lectrification, la fontaine est n�glig�e. �Avant, dit Ahmed, c��tait la f�te ici. Entre les lavandi�res et les puisati�res, la fontaine ne d�semplissait pas. Naturellement, elle �tait entretenue�. Aujourd�hui, des quantit�s consid�rables du pr�cieux liquide se perdent dans la nature. La partie ma�onn�e est dans un �tat lamentable. Des graffitis balafrent les murs. Un de ces graffitis : �fetaine Matoub Lounes�. Plus loin, trois lettres classiques : JSK. Le sol ciment� sous l�auvent est rempli d�eau. Le passage des hommes solidifie l�eau en boue, ce qui, ajout� au reste, donne quelque chose de repoussant. Mais les bienfaits de l�eau sont imm�diatement visibles. Juste en dessous de la fontaine, des vergers se succ�dent sur un terrain pentu qui d�gringole vers la vall�e. La vigueur et la luisance des feuillages montrent que les arbres ne meurent pas de soif. Ahmed Kellou me montre Tiyirt N�Ziane, un hameau coiffant une butte, occup� par la m�me famille, les Benmerad. C�est le nom de l�un d�entre eux, Mekki, chahid, qui a �t� donn� � l�h�pital. On voit aussi les autres villages, lov�s dans les d�coupures des contreforts qui d�valent du djebel Toudja : Tizi Meftah, A�t Maouch, Tarikt, Boukhalfa. Les gens d�Ighil ne vivent pas que d�eau de la source et des fruits des arbres. �Nos parents ont �t� �lev�s dans la rivi�re�, dit encore Ahmed en pointant un doigt vers la vall�e. Ils y fabriquaient des tuiles rondes ou tuiles canal, dites tuiles kabyles. Vers le village ancien, des coqs fam�liques picorent sous les roues d�une Supercinq bleu nuit. Le chemin qui serpente en grimpant des virages en �pingle � cheveux est bord� de maisons en ruine. Sur un monticule face � la montagne, cette maison est un amas de pierres de taille retenu au bord du gouffre par un rideau de figues de Barbarie. Mitoyenne, l�autre maison tient sur des murs en parpaings. D�autres encore s��parpillent dans les cactus. On p�n�tre dans une b�tisse ancienne r�nov�e. Taqa�t, la pi�ce principale, rectangulaire est rev�tue de tumlilt, cette terre blanche humidifi�e et liss�e. Ikouffane ont �t� restaur�s. Taricht, la soupente, re�oit la lumi�re du jour par une fen�tre grossi�rement ouverte dans le mur. Dans adaynine, l��table, il n�y a pas trace de b�te. Sur une banquette construite le long d�un mur jointif, un homme, envelopp� dans un l�ger burnous blanc, g�mit de douleur. Son fr�re, qui nous a ouvert, nous dit qu�il souffre du �soleil�. Il nous dit aussi qu�ils ont retap� la vieille maison ancestrale parce qu�ils n�ont pas les moyens d�en construire une neuve et que, tout compte fait, il en est mieux ainsi. On reprend la voiture, gar�e devant la mosqu�e. On longe le cimeti�re en �quilibre sur le flanc de la colline. Le mausol�e de Sid-Ali Outiar, le saint au nom duquel les femmes pr�tent serment, re�oit encore des visites. Tous les jeudis, une ouadda r�unit, comme dans le temps, des familles. Pour rallier le centre d�Amizour, il suffit de descendre. On s�arr�te devant l��cole des fr�res Bouiche. Il y a un b�timent ancien, datant de la p�riode coloniale. Un autre b�timent est plus r�cent. Il a �t� construit dans les ann�es 1970. A l�entr�e, une plaque signale en fran�ais qu�il s�agit de la direction et en arabe de l�administration. Un gar�on et une fille, pr�sentant bien dans leurs tabliers, sont peints � vif sur le mur. Ils sont debout devant une plume plong�e dans un encrier. Sur un livre ouvert, l�imp�ratif coranique : Lis ! Sur les murs du b�timent le plus r�cent, des tableaux na�fs, avec quelque chose d�attachant. L�un repr�sente un gar�on et une fille assis l�un � c�t� de l�autre sur un pupitre d��colier. Le gar�on porte un short et une tunique de scout, un foulard nou� autour du cou. Il tient un livre � la main sur la couverture duquel le m�me imp�ratif coranique exhorte : Lis ! La fille est en robe bleue avec des rayures blanches et noires. Elle serre dans la paume de sa main un porteplume vert. Sur un battant du portail gris, le dauphin Flipper est m�lancolique. Sur l�autre battant, des fleurs carnivores le fixent. Des portraits aussi : Zighout Youcef, Abbane Ramdane. Tous ces tableaux sont d�un artiste surnomm� Abdelkader �Lorjeu�. Le surnom aurait surv�cu � une courte carri�re de juge de touche sur les terrains de foot. Un talent explosant comme un cri tripal, qui se puise et s��puise dans la marginalit�. Une histoire triste ! Fait divers, dont la presse s�est faite l��cho en son temps : des copains �clusent au bord de l�oued. Enguelade �thylique, coups et blessures. Et puis, l�un d�eux ne se r�veille pas. Ne se r�veille plus. L�autre va en taule. A la sortie, l�artiste erre, vivant de la g�n�rosit� de la ville o� tout le monde le conna�t. Quand on le sollicite, il �gaye les murs de couleurs. Je demande � Kamel Hadjout de m�emmener voir cet artiste. On nous le signale au caf� du Stade, o� il a ses habitudes. Il n�y est plus. Je remarque la plaque noire avec des lettres blanches par laquelle les jeunes d�Amizour ont baptis� Pont du Printemps noir la passerelle m�tallique qui enjambe un oued compl�tement sec. Le 22 avril 2001, un groupe d��l�ves, conduit par Ahmed Mammeri, leur professeur de sport, quitte � 10 heures le CEM Emir- Abdelkader pour se rendre au stade municipal Larbi-Touati. Les �l�ves prennent la rue Abdelhamid-Mahdi derri�re le tribunal. Au carrefour, en face du commissariat, ils longent le centre culturel Malek- Bouguermouh. A l�entr�e du pont, des voitures de la gendarmerie. Les �l�ves ne comprennent pas pourquoi des gendarmes les provoquent. Devant l�hostilit� incompr�hensible des pandores, ils se mettent � clamer �imazighen�. Ils ne savent pas que de l�autre c�t� du Djurdjura, dans une gendarmerie de Beni-Douala, d�autres pandores sont en train de tirer sur un jeune lyc�en, Massinissa Guermah. Ils ne savent pas, en fait, qu�il y a comme quelque chose de synchronis� pour mettre le feu � la Kabylie. Les gendarmes interpellent trois �l�ves. En d�but d�apr�s-midi, la nouvelle ayant fait le tour d�Amizour, les jeunes se rassemblent devant la gendarmerie. Depuis, et pendant deux ans, Amizour est une des sc�nes les plus �pres du Printemps noir. Jusqu�� 13h., tout y est calme. Puis la r�volte d�marre. On a fait venir des CNS, ce qui n�a pas manqu� de donner la tournure dramatique que l�on sait. Furieux, les jeunes ont br�l� la da�ra, incendi� tout ce qui symbolisait l�Etat dont les repr�sentants �taient en train de tirer sur eux � balles r�elles. Sur une butte qui est comme une terrasse naturelle, l�h�pital scintille des peintures qui viennent d��tre refaites. Dominant le village colonial, le bordj el qaid, le domaine des Ourabah, est un des rep�res d�Amizour. En bas, la ville para�t si petite que les maisons ressemblent � des cubes de lilliputiens. Une vue plongeante sur le stade nous montre un match anim�. Les deux �quipes d�Amizour, l�USOA et la JSBA, sont en derby. Apr�s Boukhalfa, un cimeti�re. Rencontre inopin�e : Dda Lhamid. Chapeau de paille et filet de barbe, il tient, d�une voix douce, un discours ponctu� de formules religieuses. Cet ancien routier a organis� le p�riple � pied Amizour-Alger pour rallier la marche du 14 juin 2001. Il se souvient : �Nous �tions 38 lorsqu�on nous avons d�marr�, le 11 juin, du centre culturel d�Amizour. Le 13, nous �tions 800 au d�part, � 4h du matin, du th��tre Kateb-Yacine de Tizi-Ouzou.� A Tizi-Ouzou, un commissaire de police lui reprocha d�avoir entra�n� les jeunes dans cette longue marche. Il lui r�pond que personne n�entra�ne jamais personne dans une marche pour la dignit�.