Le style marocain a le vent en poupe à Maghnia et à travers toute la wilaya de Tlemcen. Les nouvelles habitations des Maghnaouis, notamment celles des riches de la ville, sont réalisées par des artisans marocains clandestins travaillant au noir au vu et au su de tout le monde. Il suffit de jeter un coup d'œil sur les nouvelles habitations pour s'en rendre compte. Elles portent toutes de fortes empreintes de ces artisans venus du royaume chérifien. Clandestins, immigrants illégaux, ils activent chez des particuliers. Les artisans marocains qualifiés, notamment pour les travaux de plâtre, la maçonnerie et la peinture, ont pignon sur rue actuellement à Maghnia ainsi qu'à travers toute la région de Tlemcen. Appréciée pour sa rigueur, sa qualité du travail et sa ponctualité, la main-d'œuvre marocaine n'a pas hésité à franchir les frontières pourtant fermées pour venir se tailler une réputation en territoire algérien. Officiellement, il n'y a pas de statistiques disponibles sur ces immigrants clandestins marocains activant dans la région. Officieusement, la diaspora chérifienne, installée clandestinement, compte plus de 3 000 personnes dont la majorité est basée dans les villes frontalières comme Maghnia, Bab El Assa, Marsat ben m'hidi, Boukanoun, Tlemcen, Sabra, Ghazaouet, Beni Boussaud. Frontière fermée, frontière passoire Abdallah, 53 ans, père de famille de cinq membres, plâtrier, de Fes, a posé les truelles à Maghnia en l'an 2000. Son arrivée est due à un concours de circonstances. «Un voisin algérien, habitant dans mon quartier à Fes, m'a fait savoir qu'un de ses proches, habitant à maghnia, voulait refaire toute sa maison», affirme-t- il. «Je ne vous cache pas, cette proposition était intéressante, mais j'avais des appréhensions. La situation politique entre les deux pays est telle qu'on la connaît. J'ai dû réfléchir à deux fois avant de m'embarquer dans ce que j'appelle une aventure», explique Abdallah. Il donne, cependant, son accord, bondonne, momentanément, femme et enfants et prend la route vers la ville frontalière d'Oujda. Sur place, Abdallah n'aurai eu aucune difficulté de passer de l'autre côté de la frontière. Officiellement fermée depuis 1994, celle -ci est pour ceux qui la pratique une vraie «passoire». Hormis le point de passage officiel surnommé Akid Lotfi, la bande frontalière est rarement surveillée au grand bonheur des riverains, des contrebandiers et des passeurs. Ces derniers sont légion. «A Oujda, je n'ai eu qu'à me présenter un matin au café Columbo pour qu'un passeur se charge de tout. De l'autre côté de la frontière, mon futur employeur m'attendait dans son véhicule», raconte Abdallah. «J'ai payé comme tout le monde le soldat marocain» La traversée dure moins d'une demie journée, mais coûte cher. Il faut d'abord verser mille dirhams au passeur. «J'ai payé comme tout le monde le ‘'mekhazni'' marocain», précise Abdallah. Pour passer des deux côtés de la frontière, il suffit de traverser le cours d'eau à sec, appelé «Oued Kiss», mais les ponts de passage existent tout le long de la frontière. Il suffit de montrer le billet de banque au soldat. «Même si la frontière se rouvrait un jour, je ne changerai pas d'itinéraire. Passer par ces chemins détournés me fait gagner du temps et puis mon passeport ne serait pas ‘'saturé'' de cachets», souligne Abdallah. «Pourquoi les autorités algériennes ne nous régularisent pas ?» Le rythme de travail est soutenu, il rappelle celui des Algériens au grand Sud. Abdallah travaille trois mois d'affiliée en Algérie et rejoint son pays pour une quinzaine de jours de repos, tout en se disant heureux de gagner sa vie de cette manière. Abdallah ne cache pas son appréhension face à l'hypocrisie ambiante : «Pourquoi les autorités algériennes ne nous régularisent-elles pas ? Je crois que nous représentons un apport appréciable pour l'Algérie. Beaucoup d'artisans dans la même situation que moi aspirent à régulariser leur situation.» Abdallah, sur conseil de son employeur qui a pignon sur rue, a tenté de constituer un dossier pour obtenir une carte de séjour. On lui a conseillé de ne pas rééditer cette demande sous peine de se voir expulsé. «On m'a demandé de continuer à travailler comme je le fais. Après tout, de quoi tu te plains ?», me dit-on. Le plâtrier de Fes n'est pas unique dans son genre. Omar, célibataire de 27 ans, est un fin artiste en peinture en bâtiment. Depuis cinq ans, il vit et travaille à Maghnia, clandestinement bien sûr, il a été ramené d'Oujda par un de ses compatriotes sur demande d'un algérien voulant construire une villa. «Habitant à Oujda, je n'avais aucun secret pour Maghnia. Mais pour le travail, j'ai été recommandé par un ami, lui aussi plâtrier de profession», raconte-t-il. Contrairement à Abdallah, Omar n'a pas fait appel à un passeur. C'est tout seul, qu'un après-midi, j'ai traversé la frontière comme tout le monde, c'est-à-dire en payant le droit de passage. J'ai été au rendez-vous au café Ennadjah, situé dans le quartier Brigui à Maghnia. Vingt-quatre heures plus tard, j'étais opérationnel. Mine de rien, cela fait cinq ans que je travaille ici en Algérie», explique-t-il. Outre son travail, Omar devient à son tour un recruteur : «Voyant les demandes qui pleuvaient sur moi et mes compatriotes qui réalisaient déjà des projets, j'ai proposé à mon employeur de ramener d'autres artisans pour m'aider, et depuis, on ne chôme pas. Nous avons un agenda plein», indique Omar Trop cher l'immobilier à Maghnia Même la mosquée d'un quartier à Maghnia a été décorée par des artisans marocains. Beaucoup se prennent en charge eux-mêmes, tant la demande est importante. «Nous ne nous plaignons pas, nous sommes payés à notre juste valeur et les Algériens sont de bons payeurs. Il faut dire aussi que nous donnons entière satisfaction dans notre travail», explique Miloud, 32 ans, marié, un enfant, originaire de Meknès, parmi les premiers arrivés en Algérie. «Je loue une maison dans un quartier populaire de la ville de Maghnia. 10 000 DA pour deux pièces et une cuisine me parait cher, mais ce n'est pas une arnaque. L'immobilier est très cher à Maghnia. On sait que je suis Marocain et tout se passe bien», ajoute-t-il, trahi par un accent du Maroc oriental. Les Algériens, de leur côté, apprécient le savoir-faire de ces artisans. «Si on avait trouvé meilleure main- d'œuvre chez nous, on n'aurai pas fait appel à nos voisins», fait remarquer Mohammed Amine, propriétaire terrien. «En plus de leur travail, les artisans marocains sont réglo. Ils respectent les délais et ne tergiversent pas au boulot. Et je vous assure qu'ils sont payés comme leurs homologues Algériens». Mohammed exploite des terres agricoles et pour lui, rien ne vaut la main-d'œuvre marocaine. «Ils sont maîtres de l'entretien du travail de la terre. Depuis que j'emploie ces cultivateurs marocains, ma pomme de terre, ma tomate et mes agrumes ont gagné en production et en qualité», reconnaît-il. Mohammed est un employeur accommodant pour des travailleurs qui ne lésinent pas sur le travail. «J'emploie cinq Marocains entre 22 et 42 ans, j'ai mis à leur disposition une maison sur place et si j'avais le droit de les assurer, je le ferai. Malheureusement, ils sont clandestins», renchérit-il «Notre réputation a dépassé nos frontières» La réputation des artisans marocains a non seulement franchi les frontières du royaume chérifien, mais elle s'étend au-delà des frontières de la wilaya de Tlemcen. Abdallah, le plâtrier de Fes, dit avoir des offres de Tipaza, de Sétif, de Annaba et d'Oran, mais ne dispose pas de temps pour répondre par l'affirmative. «Notre réputation est sur tout le territoire algérien. Mes concitoyens sont partout et la demande ne fini pas de monter. Le mieux serait qu'on nous régularise pour nous permettre de travailler dans la sérénité et ramener des armées d'artisans dont profitera l'Algérie», souhaite-t-il. Cependant, ces artisans, qui se font discrets, disent payer le prix de leur situation irrégulière. «Nous payons des dimes pour ceux qui savent que nous existons», révèle Abdallah. Au-delà des hommes, la bande frontalière fait également passer les matériaux nécessaires aux travaux des artisans. Ils importent pratiquement tout du pays voisin, surtout la peinture de bonne qualité qui n'existe pas sur le marché algérien. Sur cette bande frontalière, les contrebandiers ont chacun une spécialité. Il suffit de demander pour que la commande arrive à destination et le jour même. «Si le plus dur comme la drogue et l'alcool passent, comment voulez-vous que des pièces de rechange, des médicaments et autres produits ne passent pas ?», s'interroge Abdelmalek, trabendiste originaire de Chlef et qui réside à Maghnia depuis 20 ans. «C'est tout un réseau qui est spécialisé dans ce type de transactions, il suffit de payer et rien n'est impossible», ajoute-t-il «En Algérie, je me sens chez moi» Si la fermeture officielle des frontières en 1994 a quasiment gelé tous les échanges entre les deux gouvernements, entre les peuples, la donne est différente. Les partenariats ont redoublé d'intensité grâce à une frontière passoire. Houari, un affairiste de Bab El Assa, une bourgade située à 35 km de Maghnia, ami de Abdallah, est aussi catégorique à ce sujet. «Quand il s'agit d'affaires, on ne regarde pas la nationalité. Les Algériens et les Marocains sont des frères, beaucoup de choses nous unissent ; la langue, la religion, la proximité et la qualité de nos échanges commerciaux. Demandez- leur s'ils se sentent étrangers en Algérie ? Et pour ne rien vous cacher, je passe chaque année mes vacances à Saïdia, la plage marocaine qui fait face à Marsat Ben M'hidi. C'est Abdallah qui s'en charge de la location du bungalow que j'occupe durant mes vacances là-bas. Il le loue à son nom. N'est-ce pas bien ?» demande-t-il à Abdallah. Ce dernier acquiesce avec le sourire. «Jamais personne ne m'a heurté avec un mot déplacé, ici je me sens chez moi ! Et les frères algériens sont les bienvenus chez nous à tout moment. Au fait, il faut savoir que lorsque l'Algérie avait gagné contre l'Egypte à Omdourman au Soudan, tous les Marocains sont sortis dans la rue en brandissant le drapeau algérien ! Cela prouve tout ! Un fait notable, parmi toute cette communauté marocaine installée clandestinement un peu partout à travers la wilaya de Tlemcen, aucun Marocain d'Algérie, expulsé en 1975 par les autorités algériennes, n'en fait partie.