Bouleversante, cruelle, la scène de capture de l'ancien guide libyen, à quelques jours d'un jour sacré – qui rappelle bien celle de Saddam Husseïn en 2007 –, restera dans les annales du fait que cette mise à mort d'un autre âge constitue un acte inédit dans le monde contemporain, et aura une incidence directe sur la suite des événements en Libye, qui étaient déjà assez tragiques et assez déroutants pour ceux qui ont monté cette «révolution» et préparé ainsi l'opinion à célébrer dans la joie la mort du «tyran». Aidés par les chaînes d'information arabes – qui diffusaient en boucle les premières images montrant le corps déchiqueté de Kadhafi et des scènes de liesse dans les villes libyennes –, le CNT a rapidement réussi à occulter les interrogations qui se posaient à l'annonce de la nouvelle : dans quelles circonstances cette capture – et celle de ses deux enfants, Mouattaçem et Seyf El Islam, tués le même jour- a-t-elle eu lieu ? Car s'il est vrai que tout était permis dans cette guerre «légitime», il demeure important, pour l'opinion internationale, de savoir de quelle façon Kadhafi a été tué, et surtout par qui ? La commission des droits de l'Homme de l'ONU a demandé hier l'ouverture d'une enquête sur les circonstances de la mort de Kadhafi et proteste contre les atteintes aux conventions de Genève relatives aux droits des prisonniers. Le mystère demeurait jusqu'à hier entier sur cette surprenante capture, d'autant plus qu'aucune autorité ne l'avait revendiqué. Ce qui ne serait pas, d'ailleurs, facile, à assumer, au vu de ce qui a été fait du corps montré sans vie du chef libyen. Ainsi, des sources médiatiques françaises avaient indiqué, juste après l'annonce de l'information, qu'un bombardier français aurait ciblé un convoi de véhicules qui pourrait être celui qui transportait le chef libyen, en fuite depuis plus d'un mois. Alors que le commandement de l'Otan se gardait de tout commentaire sur ce mystérieux épisode, en préférant évoquer le même jour un calendrier de retrait, qui restera cependant à définir. Dans tous les cas de figure, la mort de Kadhafi ressemble à une exécution, au motif que les troupes rebelles étaient, à elles seules, incapables d'avancer dans la ville de Syrte qu'ils tentaient d'occuper depuis plusieurs semaines. Mais les nouveaux dirigeants libyens, soucieux des dividendes immédiats d'une telle victoire «victoire», ne veulent même pas en parler. Pour donner à cet événement un caractère solennel, le porte-parole du CNT s'empressait d'annonce «la libération» de la Libye qui devait prendre date hier vendredi. Plus condamnable est l'attitude immorale des chaînes d'information du Golfe, qui, encore une fois, se distinguent par la diffusion de la culture du sadisme, en ne s'enhardissant pas à montrer ces scènes insoutenables de cadavre lynché par des combattants en furie. Des images dont on ne soupçonne pas toutefois qu'elles pourraient «banaliser la violence», comme on ne se gênait pas autrefois de reprocher aux mêmes chaînes, pour les scènes «horribles» imputées à Al-Qaïda qu'elles diffusaient systématiquement. Les Occidentaux se trouvent, en effet, dans la même posture que les «terroristes» islamistes en acceptant de retransmettre de pareilles images, sans se soucier de l'immoralité dont risque d'être frappé leur projet de démocratisation qu'ils ambitionnent d'exporter dans cette partie du monde. Sinon comment interpréter les commentaires, à chaud, des dirigeants de ces pays à propos de la mort de Kadhafi, en disant que celle-ci «est susceptible d'ouvrir la voie à l'avènement de la démocratie», sans condamner ces glissements dangereux ? La course au pouvoir a déjà commencé Par ailleurs, la précipitation dans «l'exécution» de l'ex-guide libyen — car c'en est bien une — voulue autant par les coalisés occidentaux que par les supplétifs de Benghazi, exprime toute l'anxiété avec laquelle les sponsors de cette guerre essayaient de trouver une issue à l'impasse à laquelle elle est confrontée dans ce pays, face à l'enlisement durable des troupes de l'Otan et l'indécision dans le choix d'une nouvelle stratégie. Par ailleurs, il est clair que la fin de la guerre en Libye n'indique pas un retour immédiat de la stabilité, loin s'en faut. Les tiraillements publics entre diverses factions de la rébellion ne sont pas faits pour asseoir un régime stable et apte à relever les défis qui attendent les nouveaux maîtres de Tripoli. Il y a d'abord les prémisses d'une course sanglante au pouvoir, qui était inaugurée, il y a deux mois, par l'assassinat du chef militaire de la rébellion, le général Abdelfattah Younes, par les djihadistes proches d'Al-Qaïda, lesquels semblent avoir, pour l'instant, le dessus sur le plan de l'organisation militaire et qui posent déjà un problème pour les parrains occidentaux, qui font de la lutte antiterroriste leur cheval de bataille. A cela, il faudrait ajouter l'immixtion directe des pays européens dans la gestion des affaires de la nouvelle Libye qui pose d'ores et déjà le problème de souveraineté dans ce pays déchiré. Quand Kadhafi rendait hommage à Saddam Coutumier aux sorties rocambolesques, le guide libyen Mouammar Kadhafi a été le seul chef d'Etat arabe à avoir réagi à la nouvelle de l'exécution de l'ancien président irakien, le 1er janvier 2007. Il a comme d'habitude bien tenu à marquer sa différence en décrétant un deuil de trois jours dans son pays. En signe de compassion, mais aussi de protestation contre une décision «arbitraire, rendue par une juridiction illégitime», comme il l'a formulé lors d'une conférence qu'il a tenue le jour même à Tripoli devant un parterre de diplomates et de théologiens de différentes confessions. Il a demandé à ce que les commanditaires du chaos actuel en Irak soient identifiés et jugés. S'adressant aux chefs d'Etat arabes réunis en sommet à Riyad, fin mars 2007, il a dans une intervention mémorable et prémonitoire, prévenu les différents dirigeants arabes de subir le même sort que Saddam, «en se faisant égorger comme des moutons» s'ils ne faisaient rien pour s'unir et affronter l'adversité.