La communauté chiite est la plus importante en Irak avec 60% de la population. Elle va peser lourd dans la reconstruction institutionnelle et politique du pays. Depuis quelques jours, les chiites bougent. Que revendiquent-ils ? Suivons ce “pèlerinage” autour des villes saintes chiites. Il est surnommé “attinnine anaem” (le dragon endormi). Lui, c'est le grand ayatollah Ali Al-Husseïni Al-Sistani, le chef suprême des chiites d'Irak et l'une des plus grandes références du monde chiite aujourd'hui. Depuis quelques jours, on ne parle que de lui. Et pour cause : un mot du patriarche et tout l'Irak s'embrase. L'on en voudra pour preuve les démonstrations de force successives auxquelles s'adonnent les chiites, jour après jour, à Bagdad, Basra et un peu partout dans les provinces chiites, pour réclamer la tenue immédiate d'élections générales, jetant ainsi aux orties le plan américain conclu le 15 novembre avec le CIG, et qui prévoyait ces élections pour la fin 2005. Par ces manifestations, les chiites ont tenu ainsi à exprimer leur total soutien à leur “marjaâ” suprême qui vient de mettre magistralement les Américains au pied du mur en exigeant que l'Assemblée nationale transitoire, qui devrait être mise sur pied d'ici au 31 mai prochain, soit issue d'élections directes et non pas par le biais de “grands électeurs”, comme l'ont préconisé les Américains. Sistani a, par ailleurs, insisté sur le fait que la commission, qui doit s'atteler à l'élaboration de la Constitution de l'après-Saddam, soit également élue et non pas désignée. Une manière de signifier aux Américains qu'ils ne sont pas les maîtres du pays et que les chiites sont loin d'être “endormis” et loin d'être aussi passifs et aussi “dociles” qu'on pourrait le penser. “Un mot, un seul mot de Sistani et je me ferai exploser”, avertit un jeune milicien armé d'un klach, que nous avons rencontré devant le mausolée d'Al-Husseïn, à Karbala. “Nous n'aimons pas les Américains et nous les avons prévenus que s'ils mettaient les pieds dans Karbala, ce serait la guerre. Nous n'attendons qu'un signal de notre marjaîya !”, ajoute-t-il. Déchaîné, il tape nerveusement sur sa kalachnikov en criant : “C'est ça qui va nous ramener la liberté. Je ne reconnais pas les Américains !” Puis, faisant allusion aux kamikazes palestiniens ceinturés d'explosifs pour aller se faire sauter devant une cible israélienne, il hurle de plus belle : “Je suis prêt à me faire sauter si l'imam me le demande. Qu'il prononce juste le mot djihad !” Le ras-le-bol fait écumer et baver le milicien à telle enseigne qu'il a failli déverser son fiel sur nous, nous prenant à tort pour un agent US. Cette attitude n'est pas marginale : à Hilla, Karbala, Najaf, Basra, Oum Qasr, partout où nous sommes allés, dans le Centre et le Sud chiites, c'est la même rengaine : “Nous ne sommes pas contents de voir les Américains fouler notre sol. Nous temporisons seulement, en attendant de voir ce que va décider notre marjaîya”, nous dit-on partout. Falah, un jeune ingénieur en informatique rencontré au mausolée d'Al-Husseïn, à Karbala, explique : “Les Américains sont en train de traiter Sistani avec tout le respect et la révérence qui lui sont dus car ils savent que si ce “dragon endormi” se réveillait, ça va être un immense brasier !” La toute-puissance des “marjaîyate” Cela tient au fait que le chiisme (notamment duodécimain) se distingue, entre autres, du sunnisme, par une soumission absolue aux chefs religieux. Après les douze imams canoniques, les “marjaâ” occupent le haut de la hiérarchie à la fois temporelle et spirituelle. Et ce n'est pas pour rien qu'ils sont dénommés “référence”, rang auquel ils sont hissés par leur pairs pour avoir atteint les plus hautes cimes du savoir et les plus hauts degrés de la piété. Tout chiite est tenu de suivre au moins un “marjaâ” pour le guider dans la bonne “voie”. Ainsi, chaque “marjaâ” a des “mouqallidine” (imitateurs). Et les chiites se doivent, en plus de la zakate, de verser le cinquième de leurs bénéfices annuels au marjaâ, argent que celui-ci va redistribuer dans des œuvres d'intérêt général. Plus soudés, plus organisés et plus solidaires de leurs leaders en turban noir, les chiites suivent les instructions de leurs marjaâ à la lettre. Il faut noter, par ailleurs, que si les ayatollahs sont nombreux dans les villes saintes chiites, que ce soit à Karbala, Najaf ou encore Qom, en Iran, un seul marjaâ concentre en lui le pouvoir suprême, et ce, afin de ne pas prêter le flanc aux luttes de chapelles. Il est, de ce fait, dénommé : “al-marjaîya al-ûlya” (la référence suprême”. En Irak, le “marjaâ suprême” est l'ayatollah al-odhma Ali Sistani, un patriarche de 73 ans d'origine iranienne, et qui réside à Najaf Al-Ashraf. Celui-ci jouit ainsi d'une large légitimité populaire que lui envierait le mieux élu des présidents. “Si le marjaâ nous dit d'aller à la mort, nous le ferons avec bonheur”, vous diront tous les chiites irakiens. Et tous vous rappelleront que la révolution irakienne de 1920 contre l'occupation britannique fut l'œuvre des ayatollahs qui avaient décrété le djihad contre l'occupant et mené le peuple vers l'indépendance. “Les marjaîyate temporisent parce qu'ils savent que le peuple est épuisé par tant de guerres et de souffrances. Mais si les Américains traînent dans le transfert du pouvoir aux Irakiens, le djihad sera légitime”, explique un citoyen chiite rencontré à Najaf.(À suivre...) M. B. Aux origines du chiisme Le chiisme découle du mot arabe “chiâ”. Et, en arabe, dire que l'on est de la “chiâ” d'untel signifie prendre son parti. Etymologiquement et historiquement, le chiisme est né donc quand une partie des premiers musulmans avaient pris le parti d'Ali Ibn Abi Taleb contre Abu Bakr dans ce que l'histoire de l'islam appelle “hadithat assaqifa”. Cet épisode se rapporte aux évènements houleux qui ont secoué Médine à l'annonce de la mort du Prophète – que le salut d'Allah soit sur lui – et que la succession était ouverte après sa mort. Ce schisme marquera l'histoire de l'islam à jamais. Majoritaires, les sunnites représentent ceux qui ont soutenu le pouvoir des califes qui se sont succédé à la tête de l'empire musulman. En gros, ils représentent le courant conformiste. Les chiites, eux, se sont toujours considérés comme des brebis galeuses, des parias indésirables et persécutés, des exclus du pouvoir. Aussi se posent-ils comme les porte-étendards d'un islam populaire et, pour tout dire, “révolutionnaire”. L'islam des “moustadhâfine” (déshérités). Il faut savoir que 10% des musulmans dans le monde sont chiites. Il est difficile de résumer la doctrine chiite en quelques lignes. D'abord, il faut noter que le chiisme lui-même se ramifie en plusieurs branches : imamite, alawite, zaydite, rafidite, ismaélienne, druze, etc. Le chiisme dominant est le “duodécimain”, par référence aux douze imams canoniques. Il est appelé aussi “imamite” ou encore “djaâfarite”, allusion à l'imam Djaâfar Assadeq qui a contribué à l'essor de la doctrine chiite sous les Abbassides. Le chiisme considère que le pouvoir, après la mort du Prophète, devait revenir à “ahl Al-Bayt”, la “Maison du Prophète”. Pour les chiites, de même que le Prophète était “immaculé”, sa fille Fatima l'était tout autant, et pareillement pour toute sa lignée. Ils étaient “immunisés” contre la faute. Partant de là, arguent-ils, le socle de la religion devait rester dans la Maison du Prophète, et la toison du califat devait être transmise par voie d'héritage. Fatima, l'unique fille du Prophète, n'étant pas autorisée à gouverner, l'usage et la loi divine voulant que la femme ne soit pas chef d'un clan, encore moins d'un Etat, le califat devait revenir à Ali, le gendre du Prophète, et, après lui, à ses fils Al-Hassan et Al-Husseïn, et ainsi de suite. Dans l'idée que les sunnites se font généralement d'eux, ils tiennent la plupart les chiites pour des hérétiques. Si vous posez la question à un sunnite : “Que pensez-vous des chiites ?” Dans neuf cas sur dix, il vous répondra : “Ils ne croient pas à la prophétie de Mohamed et lui préfèrent Ali.” Ce cliché n'est pas totalement faux. En effet, certaines sectes, quoique minoritaires, ont cette profession de foi à l'instar des “ghâliyah” qui allèrent jusqu'à prétendre que l'Archange Jibril s'est trompé de destinataire en apportant la Révélation à Mohamed (Que le salut de Dieu soit sur lui). En règle générale, les différentes sectes vont de la préférence d'Ali aux autres califes, jusqu'à accorder au gendre du Prophète des attributs divins. L'on ne s'étonne pas, dès lors, que l'histoire du chiisme soit toute jalonnée de violences et de persécutions. La saga de “ahl Al-Bayt” est déjà, en elle-même, un parangon du sacrifice et du martyre, d'où la passion des chiites pour Ali et les siens, notamment Al-Husseïn, appelé “sayyidou achouhada” (le seigneur des martyrs). Sans aller loin dans les détails, après l'assassinat du troisième calife de l'islam, le richissime Othmane, le tout nouveau et tout fragile Etat qui naissait en Arabie, allait vaciller en raison des convoitises qu'il suscitait. Ainsi, parmi les notables de Qoreïch, un homme, dont on dit qu'il n'avait épousé l'islam que par ruse, allait être à l'origine d'une grande “fitna”. Cet homme n'est autre que Moâwiya Ibn Abi Sofiane. Il était le gouverneur du Cham, la Mésopotamie, tandis qu'Ali était exilé à Koufa. Une lutte sans merci opposera les deux hommes. Décidé à reprendre ce qui lui revenait de plein droit, Ali, alors affligé par la perte cruelle de sa femme Fatima, morte malmenée par les membres de sa tribu et enterrée par une nuit sans témoins, car elle ne voulait pas que les “hypocrites” qui l'avaient tant calomniée et maltraitée vinssent à son enterrement, Ali finit donc par sortir de sa longue retraite et partit à l'assaut du pouvoir. L'histoire de l'islam retient surtout la fameuse bataille du “chameau” (656) qui l'opposa à Moâwiya. C'est l'année où il devient calife. Son califat dure de 656 à 661. Il sera tué à Koufa par un certain Abdorahmane Ibn Mouldjim, un “mercenaire” engagé par une belle femme qui voulait venger son père, et qui avait promis de s'offrir à cet homme s'il lui exécutait sa sentence. Les fils d'Ali connaîtront un sort atroce, en particulier Husseïn qui, apprenant que Zayd Ibn Moâwiya osait monter soûl sur le minbar, quitta sa Médine tranquille pour un long voyage pour la reconquête du trône laissé par son grand-père. Il devait, en somme, remettre l'islam sur les rails. Périlleuse aventure que celle qui l'attend. Parti à la tête de toute une armée composée en gros de gens du peuple, ceux-ci l'abandonneront les uns après les autres. Tous seront achetés par Zayd. Quand il arriva en Irak, il ne restait qu'une poignée d'hommes avec lui, parmi eux son demi-frère Al-Abbas ainsi que son cousin Moslim Ibn Oqîl. Husseïn et ses compagnons subirent un vrai carnage à Karbala (680) par l'armée de Zayd Ibn Moâwiya. Cette tragique saga nourrira à jamais le répertoire martyrologique chiite et scellera définitivement son caractère contestataire et mélancolique. Elle donnera lieu à un deuil infini, d'où l'omniprésence du noir dans le code vestimentaire chiite qui devient ainsi la couleur emblématique de cette doctrine. M. B.