A peine sorti de l'enfance, il quitte son village, presque dans l'anonymat, pour exercer de menus métiers très mal payés. Il y reviendra en grand homme et en compagnie de centaines de milliers d'hommes et de femmes. Tous ceux qui ont fait partie de la marée humaine et ont tenu à faire le déplacement à la commune d'Imsouhal, daïra d'Iferhounène — qui par voiture, qui à pied ou en autobus ou tout autre moyen de fortune —, ont connu les pires difficultés pour s'y rendre, malgré la volonté de la commune à gérer la situation. Des milliers de voitures ont été parquées, soit au stade qui n'arrivait plus à les contenir, soit n'importe où, le long de la route, sur le talus et dans tous les sens, si bien qu'au moment du retour, un embouteillage s'est créé et a rendu toute sortie impossible jusque tard dans la nuit. «Mais tant mieux pour nous tous que nous ayons accompli un devoir sacré, celui d'avoir accompagné Chérif Kheddam à sa dernière demeure», se disait-on, dans la foule compacte jamais connue et ce, d'autant plus qu'elle s'était étalée sur les moindre espace : place de la mosquée, ruelles du village, routes. On avait du mal à s'y rendre et une fois sur place à en sortir. Des foules interminables se croisaient tout le long des routes. Son enterrement, un grand événement gravé dans les mémoires Ce jour du 27 janvier 2012 restera inscrit dans les annales de Boumessaoud, de la Kabylie et de l'Algérie. Les non-amazighophones ont dû être intéressés par les paroles accompagnées d'une musique atypique, même s'ils ne comprenaient rien à la langue. C'est un honneur pour les habitants du village, la commune et les Iferhounène dans leur ensemble que d'avoir accueilli tout ce monde venu de partout, selon les convenances et à la mesure de l'envergure du chanteur, dont le répertoire a traversé même les mers. Pourtant, vers 1940, Chérif Kheddam, dans un anonymat total, est sorti d'une maison traditionnelle et simple, à l'image de toutes les autres qui font un village de montagne, pour aller en quête d'un gagne-pain. Ses parents, probablement pauvres, attendaient qu'il revienne. Le petit bonhomme qu'il était venait d'apprendre le Coran et quelques rudiments de langue arabe à la zaouïa, mais il devait avoir acquis le sens des responsabilités. C'est pourquoi, des petits métiers comme celui de courtier ou de marchands, il est arrivé au stade des grands musiciens. Il avait la vocation d'artiste, mais aussi la ténacité, le sérieux, l'écoute attentive, le sens des relations fructueuses dont les principes lui avaient été inculqués dès sa plus tendre enfance à la faveur d'une éducation saine fondée sur la moralité. On peut dire qu'il avait la clé du succès. On n'imagine pas la situation s'il s'était contenté de faire de menus travaux comme garçon de café, receveur ou chauffeur de bus, il serait revenu au village, dans le même anonymat qu'à son départ. Aujourd'hui, les siens à Boumessaoud doivent lui être reconnaissants car il les a honorés et les habitants ainsi que toute la commune d'Imsouhal et la daïra d'Iferhounène ont le devoir au moins de retaper la vieille maison qui a vu naître Chérif Kheddam pour en faire un lieu de recueillement pour les générations à venir. Cela se fait dans tous les pays du monde soucieux de garder pour leur homme de culture l'image la plus valorisante. Cependant, il faut, malgré tous les aménagements possibles, que cette maison garde son cachet authentiquement traditionnel. Sa musique, ses chansons, une thérapie et une catharsis Tous ceux qui ont accompagné Chérif Kheddam, tous âges confondus, à sa dernière demeure, ont été marqués à vie par ses chansons et sa musique originales. Sa particularité est d'avoir chanté pour tout le monde, jeunes, vieux, enfants, filles, femmes. Contrairement aux grands musiciens de ce monde, Chérif Kheddam est devenu grand, en autodidacte. Il avait fait beaucoup de travaux mal payés pour vivre petitement, quand un jour, il s'est découvert musicien malgré lui, comme Mohamed Dib qui avait exercé divers métiers marchands de tapis, cheminot, journaliste, avant d'apprendre que sa vocation était celle d'un romancier. Il avait même exercé le métier d'instituteur qui l'aurait peu enrichi s'il y avait fait carrière. Si Moh ou M'hand aurait pu devenir cheikh de zaouïa, il avait appris le coran, puis acquis la langue arabe dans la même zaouïa, si les colons n'avaient pas démoli son village, déporté son oncle en Nouvelle-Calédonie, fait fuir son frère à Tunis, décimé sa famille. Si Mohand s'est retrouvé poète errant. Son destin avait fait de lui un versificateur capable d'improviser des poèmes bien rythmés, impeccablement rimés, mais qu'il ne répétait jamais. Chérif Kheddam a réussi grâce à sa ténacité et à la faveur de ses prédispositions, en côtoyant des musiciens traditionalistes, modernistes qui l'ont éveillé au charme des sons instrumentaux. Il a dû apprendre à jouer de tous les instruments, du moins on suppose qu'il s'est essayé à chacun des éléments qui constituent un orchestre dont il a choisi de se faire accompagner, par vocation ou par goût. Pour connaître les instruments musicaux, il a côtoyé les plus anciens que lui. Quelqu'un nous a fait savoir qu'il a connu Abdelhalim Hafez, probablement lorsqu'il était travailleur émigré en France. Des aînés de la chanson kabyle, comme Slimane Azem ; El-Hasnaoui, Cheikh Noureddine, Henifa, Cherifa et d'autres l'ont inspiré sur le genre à adopter. Pourquoi pas des chanteurs et musiciens étrangers avec pour chacun une voix et une musique. Un musicien est un artiste à l'esprit créatif, qui s'invente une musique, en fonction de ses capacités naturelles qui font de lui un génie. N'oublions pas de rappeler qu'un génie dans un art, un domaine scientifique, est celui qui invente et découvre après avoir acquis toutes les connaissances et être supposé avoir atteint le sommet. Pendant des dizaines d'années, Chérif Kheddam a été persévérant dans l'apprentissage de la musique vocale et la musique instrumentale. On peut dire que Chérif Kheddam est de la trempe de Iguerbouchene, inventeur de musiques de films, avec cette différence que ce dernier a fait des études musicales dans les grandes écoles d'Angleterre, un professeur de passage à la Casbah d'Alger l'avait pris en charge en l'emmenant au pays de Shakespeare, alors que Chérif Kheddam a découvert les sons musicaux tout seul, en tâtonnant sur les instruments de musique. Notre poète-musicien-chanteur a réussi admirablement si bien qu'il a consacré une bonne partie de son temps à la formation des jeunes qui voulaient se destiner au même domaine artistique, Idir, Ahcène Abbassi, Aït Menguelet, Malika Domrane et d'autres dont la liste est assez longue, sont sortis de son école après avoir bien appris. Selon Idir, il a utilisé le tableau noir et la craie pour dessiner les portées musicales, les notes de musique à associer pour composer des sons. Il était méthodique dans son enseignement comme dans sa production. «Chanter n'est pas crier», avait-il dit une fois à une apprentie chanteuse. Chanter pour lui, c'est apporter un réconfort moral, permettre une purification de l'esprit et une décharge émotionnelle. Un musicien émérite Parmi les artistes, il y en a qui sont ou chanteur ou musicien. Chérif Kheddam a maîtrise de la voix et de la composition de musique. Au son d'un instrument ou d'une musique bien composée, il réagissait musicalement par la voix. Autrement dit, chez lui, entre musique instrumentale et musique vocale, il y avait toujours une parfaite harmonie. Chérif était aussi l'un des rares chanteurs à se faire accompagner d'un orchestre bien constituée et d'un chœur, ensemble polyphonique et ensemble instrumental sont d'une parfaite complémentarité avec lui, un omnisprésent chef d'orchestre. La baguette de chef n'avait aucun secret pour lui, il avait le cœur musicien et tout était musique pour lui. Paroles et musique étaient deux supports différents capables de véhiculer chacun à sa façon son message. Les deux messages en formaient un, extrêmement dense qu'il appartenait au public émerveillé de décrypter à la manière de celui qui lit dans un tableau de peinture en faisant l'effort d'atteindre une interprétation qui soit acceptable et conforme au contenu. Chérif Kheddam, pour les paroles liées à une musique personnalisée, était, est et sera toujours un modèle inimitable. Son répertoire est un héritage pour les générations montantes qui en feront une légende, un mythe en sa qualité de producteur de chansons de grande qualité. Il a une thématique singulièrement orientée vers l'éveil des consciences, le plaisir revigorant à entendre, l'amour et la beauté du pays, pour s'en convaincre, réécoutez Evgayeth Telha. Avec Chérif Kheddam, on se laisse emporter par le contenu des paroles mélodieuses en parfaite harmonie avec une musique capable de rendre réceptif en le subjuguant le plus indifférent à leur beauté. C'est cela qui justifie les deux autres vertus de sa production artistique : la thérapie et la catharsis. Ses chants et sa musique ont encore de beaux jours devant eux, on peut même ajouter qu'ils ne vieilliront jamais et ce, à l'image des pièces théâtrales qui sont restées intactes après avoir traversé des millénaires d'histoire.