Une photo inédite de Chérif Kheddam en compagnie de Tahar Djaout Ce maître pétri de valeurs nationalistes, a compris très tôt que la musique est le seul langage universel pour dire les joies et les douleurs de sa société, chanter la beauté de son pays et dénoncer l'injustice de ce bas monde qu'il vient hélas! de quitter depuis hier. C'est un monument qui vient de s'écrouler. Chérif Kheddam, qui a bercé plusieurs générations d'Algériens avec ses chants suaves, ses musiques mélodieuses et ses textes profonds, est décédé hier, dans l'après-midi, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans en France où il était gravement malade depuis longtemps. L'homme est parti. On ne le verra plus mais son oeuvre incommensurable et inénarrable continuera de bercer encore et encore ses fans et les amoureux de la chanson étudiée et à texte. Hier, la tristesse a vite gagné la Kabylie après l'annonce de la triste nouvelle. C'est avec une voix complètement nouée que l'animateur de Radio Tizi Ouzou, l'un des premiers médias à avoir donné l'information, a annoncé la triste nouvelle après le journal de 17 heures. L'information était tellement importante que l'on s'est trouvé spontanément en train d'appeler l'animateur en question pour une... confirmation. Car comment croire soudain que Chérif Kheddam, la légende vivante, est passé dans l'autre monde? Et pourtant... Chérif Kheddam a toujours été considéré comme l'un des doyens de la chanson algérienne d'expression kabyle. Il était de la génération des ténors comme Cheikh El Hasnaoui, Slimane Azem et Allaoua Zerrouki, entre autres, et qui ont permis à la chanson kabyle de naître et d'exister car avant eux, il n'y avait pratiquement rien. Quand Chérif Kheddam était évoqué, c'était surtout pour mettre en valeur la grandeur de l'effort qu'il consentait sur le plan musical. Dans la chanson kabyle, il est considéré comme étant le grand connaisseur en musique. Il était l'un des rares à se produire avec un important orchestre et avec des chorales constituées de grandes voix de la chanson algérienne. C'est donc une étoile qui s'éteint. Il était à la fois auteur, compositeur et poète. Il est né le 1er janvier 1927 au village Ath Bou Messaoud, non loin de Aïn El Hammam dans la wilaya de Tizi Ouzou. C'est d'ailleurs son village natal, Aït Bou Messaoud, qui fut le dernier à lui rendre un vibrant hommage il y a environ deux ans en organisant plusieurs activités artistiques en présence de plusieurs célébrités de la chanson kabyle. Un hommage qui ne sera malheureusement pas suivi d'autres, car Chérif Kheddam a tiré sa révérence après avoir légué des centaines de chansons à toutes les générations à travers lesquelles il raconte la vie quotidienne en Algérie, plus particulièrement dans le village kabyle. Des poèmes où il chante l'amour jadis interdit, où il loue la beauté de la femme kabyle mais aussi où il dénonce ses conditions de vie, des vers où il chante la beauté naturelle de la Kabylie à l'instar de la chanson mythique, «Bgayet Telha, dre rruh n leqvayel», où il clame le charme inénarrable de l'une des plus belles cités algériennes. Il a aussi chanté l'exil, cet enfer qui brûle à petit feu les émigrés. On a pendant longtemps reproché à Chérif Kheddam le fait d'avoir opté pour la musique orientale, mais ce maître avait compris avant beaucoup de gens que la musique était universelle. Il n'y avait donc ni Orient ni Occident quand il s'agit de musique et d'art. C'est cette ouverture d'esprit sans borne sur les autres cultures qui permit à Chérif Kheddam, ce villageois, d'apporter non seulement des innovations à la chanson kabyle mais aussi d'adopter un style tout à fait novateur qui enrichira encore davantage une chanson kabyle naissante. Chérif Kheddam prouvera, après plus d'un demi-siècle dans la chanson, que cette dernière est sans frontière, notamment en réussissant la prouesse d'insuffler une âme tout à fait kabyle à des mélodies inspirées de l'universel. Il apprend les bases de la musique orientale avec Mohamed Jamoussi et développe sa technique musicale grâce aux cours du professeur Fernand Lamy. Mais avant de rencontrer ces derniers, Chérif Kheddam avait déjà mis le pied à l'étrier car il avait la musique dans le sang. Sa première chanson enregistrée à la radio est aussi mythique que sa réputation. Il s'agit de «Ayelis n tmurtiw». Une chanson où il parle de la femme, la femme algérienne bien entendu. C'était en 1955. Depuis cette année, Chérif Kheddam n'a cessé d'abreuver de musique ses fans et de s'imposer comme un géant de la chanson. Il avait plusieurs atouts pour réussir même si à l'époque, chanter était tabou. Chérif Kheddam, à l'instar de Cheikh El Hasnaoui et de Slimane Azem, deux autres icônes de la chanson kabyle, a brisé ce tabou. Chérif Kheddam enregistre durant l'année 1958 ses plus belles chansons comme Nadia, Djurdjura et Khir Ajellav n'Tmurtiw. Incontestablement, son plus grand chef-d'oeuvre, notamment sur le plan musical, c'est A lemri. Il s'agit d'une chanson dont le support musical est digne d'être qualifié de classique. En plus d'être chanteur, Chérif Kheddam a assuré après l'Indépendance l'animation de l'une des plus célèbres émissions à la radio kabyle, à savoir, «Les chanteurs de demain», passage obligé et inévitable pour tout artiste en herbe qui voulait sortir de l'obscurité et de l'ombre. Chérif Kheddam a donc déniché des noms qui allaient plus tard bâtir les beaux jours de la chanson algérienne en général et de la chanson kabyle en particulier. Chérif Kheddam avait aussi la spécificité d'avoir pris des cours de solfège contrairement à la majorité des chanteurs kabyles qui sont autodidactes. Il est impossible d'évoquer Chérif Kheddam sans penser à la plus grande chanteuse kabyle de tous les temps, Nouara. Les plus belles musiques et les plus beaux textes chantés par Nouara, qualifiée de diva, ont été écrits et composés par Chérif Kheddam. Une amitié longue et sincère a lié les deux artistes. Aujourd'hui, Nouara pleurera la perte d'un ami et toute la Kabylie pleurera celle de l'un de ses plus grands artistes.