Avec son album Renayate (Chanteuses), la diva algérienne Houria Aïchi quitte momentanément les Aurès, sa région natale dont elle a inlassablement chanté le patrimoine, pour rendre hommage aux grandes chanteuses de son pays : Cheikha Rimitti, Saloua, Fadela d'Oran... Une épopée à travers l'histoire et la géographie musicale d'une Algérie version féminine, portée par sa voix forte, aux modulations intenses. Entretien. Plongée dans votre mémoire, quand avez-vous entendu pour la première fois ces femmes algériennes, ces chanteuses populaires, auxquelles vous rendez aujourd'hui hommage ? Houria Aïchi : Petite fille, dans les Aurès, je les captais sur Radio Alger. De leurs tubes, je ne saisissais à l'époque que des bribes, un bout de refrain, que je fredonnais. Puis, je suis partie à l'Université d'Alger. Là, au gré de mes sorties, de mes fréquentations, j'ai découvert le hawzi, cette musique urbaine, très éloignée du chant de paysans, de montagnards, ancrés dans la terre, que je côtoyais et pratiquais dans mes Aurès natals. J'ai aussi ouvert les oreilles au raï, avec l'arrivée, sous les feux de la rampe, de Khaled, de Fadela, de Sahraoui, qui portèrent cette musique... La ville chantait alors en vous ? Oui, en partie, car je mets aussi à l'honneur, sur cet album, deux chanteuses de ma région, Zoulikha et Beggar Hadda. Sur Renayate, trois chanteuses incarnent la ville : Fadila Dziria, Saloua et Meriem Fekkaï. Cette dernière n'est d'ailleurs pas née à Alger, mais y a vécu toute sa vie, et s'est progressivement imprégnée de la musique de ses rues... Entre les musiques urbaines et rurales, il n'y a pas d'opposition nette. Ainsi, le raï repose sur un chant de la paysannerie de l'Ouest algérien, frotté à l'atmosphère d'Oran : un savant mélange, qui comporte en son sein, toutes les nuances et les contradictions que soulève cette cohabitation. Sur quels critères s'est effectué le choix des onze chansons qui composent Renayate ? J'ai procédé comme pour mes précédents albums : au feeling ! J'ai sélectionné les chansons qui me touchaient le plus, celles dont la relation textes/mélodies soulevait en moi des émotions vives. Et puis, chacune d'elles devait posséder une notoriété nationale. Tout le monde connaît ces chansons populaires, qui relèvent par ailleurs du patrimoine... Par exemple, le chant d'Alger de Fadila Dziria et Meriem Fekkaï, modelé par la ville, puise ses racines au cœur de la musique arabo-andalouse. Une oscillation permanente entre le populaire et le savant ! En tant qu'artiste très ancrée dans votre région, les Aurès, quelles difficultés musicales avez-vous pu rencontrer, à embrasser ainsi d'autres chants régionaux ? Née dans les Aurès, je travaille de surcroît sur ses traditions musicales, imprimées en moi, depuis plus de vingt ans ! Il m'a donc été difficile, malgré ma confiance initiale, de sortir de cet univers, d'aborder des sons, des rythmes, mais aussi des techniques vocales différentes, qui ne faisaient pas partie de ma pratique. Un exemple : je connais si bien ma tradition, que je peux quasiment chanter des mélismes partout, sans jamais dénaturer la structure musicale. Dans d'autres styles, intervient la complexité : je ne sais plus trop où placer mes ornements, ni ma respiration. Vous reprenez aussi des femmes au caractère artistique affirmé. Une gageure ? Bien sûr ! Enchaîner autant d'univers différents, des traditions vocales, des sentiments disparates, relève d'une véritable gymnastique d'esprit, dont je ne mesurais pas l'ampleur ! J'ai ainsi passé un temps infini à tenter de comprendre Meriem. D'abord parce qu'elle chante du hawzi, un style doté de ses propres difficultés, mais aussi parce qu'elle apporte une puissance d'interprétation impressionnante ! Dans cette quête, votre chef d'orchestre, Mohammed «P'tit Moh» Abdennour, vous a-t-il beaucoup aidée ? Oui ! Sur la place de Paris, il est célèbre pour connaître parfaitement, et de l'intérieur, toutes les musiques d'Algérie ! Une réputation que je confirme ! Il a donc su adapter les arrangements à mes capacités, à mon style, à ma voix, tout en restant fidèle aux traditions. Un travail d'orfèvre ! Que racontent les textes de ces chanteuses ? Deux grands thèmes se dégagent : l'amour et la spiritualité ! Mabrouk el farh, le premier titre, celui de Chérifa, par exemple, au texte fortement relié au terroir, parle de la fête d'un village kabyle. Elle y décrit les relations qui se nouent entre les protagonistes. Dans ses mots, la spiritualité s'invite : elle convie les saints de la région, pour qu'ils protègent les maîtres de céans, et les convives. Quelle était la vie de ces femmes, de ces chanteuses ? Je ne connais pas leur vie réelle mais celle, fantasmée, qui reflète le statut ambivalent des chanteuses en Algérie. Beaucoup d'entre elles ont connu des vies difficiles... Admirées, elles ensorcellent les hommes par leur voix, leurs expressions, transcendent le quotidien, et en même temps, elles restent l'objet d'un véritable tabou social. Sans qu'elles soient considérées comme des femmes de «mauvaise vie», elles restent pour le moins des «créatures publiques». Où chantaient-elles ? La plupart ont commencé dans l'émigration, dans les cafés parisiens... Après l'indépendance, beaucoup sont rentrées en Algérie pour faire carrière. Certaines, comme Saloua, ont connu des trajectoires de star. Quel tempérament commun y a-t-il entre toutes ces chanteuses ? Ces femmes ont chanté contre vents et marées ! Elles avaient contre elles la société, la famille. L'une d'elles, Zoulikha, reniée par son entourage, dévorée par la maladie, a péri dans son jeune âge, à Alger, seule. Et lorsque je vois des vidéos de ses prestations, tout en elle, son regard, son sourire, son positionnement, confirme sa volonté : jusqu'à la mort ! Ces traits de personnalités caractérisent-ils aussi, de manière générale, la femme algérienne ? Je crois, en effet, que cette détermination à toute épreuve caractérise les femmes de mon pays. Elles vont droit au but, quelques fois au prix de beaucoup de sacrifices, de malheurs et de souffrances. Vous aviez auparavant collecté des chants privés, de femmes anonymes. Au fil de votre carrière, vous établissez ce dialogue systématique entre les femmes algériennes, stars ou non, toutes générations confondues ? Oui, mais ce n'est pas une position théorique... Ce n'est que lorsque je regarde dans le rétroviseur, que je perçois cette route récurrente, qu'emprunte ma carrière.