Vainqueur de la présidentielle après onze ans passés au pouvoir, le Premier ministre turc devrait continuer à façonner un régime à sa main. «Le contraire serait une surprise», notait la semaine passée le journaliste turc Kadri Gürsel, qui commente la vie politique dans les colonnes du quotidien «Milliyet». La surprise n'est pas venue : les 55 millions de Turcs appelés aux urnes pour la première fois pour choisir leur président ont, comme prévu, plébiscité celui qui occupe les fonctions de Premier ministre depuis 2003. Recep Tayyip Erdogan, élu dès le premier tour, changera de poste, mais continuera à diriger la Turquie avec la même poigne. «Si le Premier ministre devient président, il sera sans nul doute un président actif. Il est comme ça», commentait avant le scrutin le numéro deux du gouvernement, Bülent Arinç. Erdogan lui-même a laissé peu de doute sur le style qu'il insufflera à cette présidence : ce mélange de paternalisme conservateur et de populisme autoritaire qui est sa marque de fabrique. Le «président Erdogan» sera «partisan». Il ne jouera pas le rôle d'arbitre, en retrait de l'action politique, que prévoit pour lui la Constitution turque. «Après les législatives de 2015, nous aurons assez de sièges pour modifier la Constitution et permettre à M.Erdogan de rester jusqu'en 2023», promet Mehmet Ali Sahin, vice-président de l'AKP. Des réformes votées en 2012 ont déjà posé les jalons d'une évolution vers un système présidentiel. «Plus aucun contre-pouvoir» Erdogan veut se construire un régime à sa main. Le système parlementaire actuel confie le pouvoir au chef du parti majoritaire à l'Assemblée nationale, dans la limite de trois mandats consécutifs. Théoriquement, Erdogan aurait donc été obligé de se retirer en 2015. Une fois élu président, il pourra foncer vers son objectif : 2023 et le centenaire de la République. Dans les meetings de campagne, c'était déjà le «raïs» Erdogan qu'acclamaient ses militants. Il ne reste plus grand monde pour tenter de s'opposer à ce destin «hyperprésidentiel». L'armée a rendu les armes depuis longtemps. Le système judiciaire a été mis au pas après les révélations de cas de corruption dans l'entourage du Premier ministre, en décembre dernier. Les enquêtes ont été étouffées. Erdogan a éliminé toute dissidence au sein de son parti. Les militaires retors, les journalistes critiques, la révolte de Taksim, la fronde de la confrérie de l'imam Fethullah Gülen ont à chaque fois été matés avec la même brutalité. La police et l'appareil judiciaire sont devenus les outils d'une vaste répression politique de l'opposition. «Il n'y a plus une seule institution indépendante, plus aucun contrepouvoir, selon Kadri Gürsel. Il va violer la Constitution pour gouverner. La Turquie va vivre dans une atmosphère de crise institutionnelle permanente.» Pas d'adversaires crédibles Mais Erdogan gouverne aussi de plus en plus seul. Le premier cercle s'est réduit au fil des ans. Le patron des services de renseignement, Hakan Fidan, dont les pouvoirs ont été considérablement élargis, le ministre de l'Intérieur, Efkan Alâ, et Ahmet Davutoglu aux Affaires étrangères constituent le cabinet noir. Son fils Bilal et sa fille Sümeyye ne sont jamais loin. Jusque dans les affaires, si l'on en croit les enregistrements téléphoniques diffusés sur internet et qui ont alimenté les soupçons de corruption et de malversations ces derniers mois. Les adversaires d'Erdogan pour ce scrutin présidentiel ont surtout fait de la figuration. Pour éviter le naufrage, le parti kémaliste (le CHP, Parti républicain du peuple) et l'extrême droite nationaliste (le MHP, Parti d'action nationaliste) ont tenté une candidature commune. Ekmeleddin Ihsanoglu, 70 ans, diplomate de sensibilité islamiste, ancien secrétaire général de l'Organisation de la Conférence islamique, se présentait comme le candidat de la modération face à Erdogan, connu pour ses coups de sang. Mais, au cours d'une campagne hésitante, Ihsanoglu a multiplié les maladresses. «Il fallait créer l'impression que le choix était entre un système présidentiel autoritaire et un régime parlementaire. C'est une chance de perdue pour l'opposition», constate Gürsel. Le dernier candidat, Selahattin Demirtas (HDP-BDP, prokurde), a tenté de rassembler les exclus du système politique, les jeunes, les femmes, la classe ouvrière, les minorités, Kurdes et Alévis. Mais l'immense majorité des Turcs rechigne encore à voter pour le parti réputé proche des rebelles du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). La presse aux ordres Malgré ce manque de concurrence, Erdogan n'a pas hésité à mettre à son service toute la machine étatique. Les ressources publiques, les équipements et les fonctionnaires municipaux ont été affectés à la campagne. Comme avant chaque scrutin, il a inauguré, la semaine dernière, un grand projet d'infrastructure, symbolique de la transformation de la Turquie sous son règne. Cette fois, c'était le train rapide entre Ankara et Istanbul qui a été lancé, malgré une panne malvenue. Le chef de l'AKP peut également compter sur les médias pour lui tresser des lauriers. Plus de la moitié du paysage audiovisuel et des journaux sont désormais sous son contrôle. Même la télévision publique a accordé des temps d'antenne ridicules à ses adversaires. Mais elle a soigné la popularité du «raïs».