Le conflit syrien entre dans une nouvelle phase qui risque de bouleverser l'équilibre géopolitique international. C'est dans ce sens que nous avons abordé le sujet avec Robert Bibeau. Pour rappel, ce dernier est un analyste économico-politique et directeur de la revue en ligne «Les7duQuebec.com». La Nouvelle République : La crise syrienne connaît un nouvel essor avec l'implication directe de la Russie, ce qui bouleverse la donne géopolitique dans la région. Quel impact cela pourrait-il avoir sur la politique de l'Occident dans la région ? Les puissances impérialistes occidentales ont poussé jusqu'à l'extrémité afin de provoquer l'intervention de la puissance impérialiste russe dans la région, et elles y sont parvenues. Elles espèrent maintenant que la puissance russe s'enlisera là-bas comme en Afghanistan auparavant. Elle affichera ses armes sophistiquées, leurs capacités tactiques et stratégiques - et la Russie engouffrera des ressources dans cette guerre qui ne finira pas de sitôt. La conjoncture économique et politique est toutefois bien différente qu'au temps des talibans afghans. L'agression des puissances occidentales contre l'Afghanistan (2000-2011) visait à ouvrir une brèche à l'est de l'Iran pour construire un oléoduc entre l'océan Indien et le Kurdistan au Nord; - une brèche également pour encercler l'Iran pour mieux la faire chanter et l'éloigner de l'axe Moscou-Pékin; - une brèche pour éventuellement miner les oléoducs russes ou d'autres pays de la CEI approvisionnant le marché chinois. À cette époque, le pétrole valait son pesant d'or et l'hégémonie américaine sur les autres puissances impérialistes occidentales était peu contestée. Cette guerre afghane fut le dernier acte de l'apogée de la puissance hégémonique étatsunienne. Depuis, tant de choses ont changé. Il y a eu l'enlisement des Américains en Afghanistan, en Irak, en Syrie, au Yémen et en Libye où ils ont allumé des feux qu'ils ne savent plus maîtrisés. Depuis, il y a eu l'effondrement du prix du pétrole. Depuis, il y a la crise économique systémique du capitalisme qui n'en finit plus de s'approfondir. Depuis, il y a eu la fronde de plus en plus évidente de puissances régionales qui voyant s'effriter la puissance de leur mentor, prennent leur distance et développe leur propre politique interventionniste parfois opposée aux visées américaines dans la région. Depuis, il y a eu l'affaiblissement du dollar et des pétrodollars qui ne représentent plus que 60% du commerce international (contre 90% en 1980). Depuis, il y a eu la montée en puissance régionale de l'Iran qui n'est pas du tout encerclé dans cette contrée et qui est lourdement impliqué en Irak, en Syrie, au Liban et au Yémen. La puissance iranienne n'est pas en «faising out» bien au contraire. C'est d'ailleurs une des raisons pour laquelle les Emirats arabes et l'Arabie Saoudite se collent de plus en plus à la petite puissance israélienne pour affronter l'Iran leur pire ennemi après la signature de l'entente «légalisant» le développement du nucléaire iranien. Israël leur fournira éventuellement les têtes nucléaires recherchées. Comme vous pouvez l'observer, fini l'hégémonie américaine dans la région où la France et la Grande-Bretagne et l'Allemagne se cherchent soudainement un rôle de faire valoir visant à défendre leurs intérêts économiques dans cette partie du monde. Donc, un camp impérialiste occidental disloqué, désespéré, devant un camp impérialiste russo-chinois iranien syrien plus uni. La classe ouvrière de ces pays saccagés, massacrés, victimes de ces djihadistes moyens-ageux et de ces terroristes occidentaux pseudo «contre-djihadistes» instrumentalisés, n'a pas fini de souffrir de ces manigances - revirement d'alliances - et bombardement incessant. Pourtant, elle devra apprendre à travers ce calvaire infernal qu'elle seule détient la clé pour fermer cette boîte de pandores, écraser tous ces gouvernements - Etats démocratiques bourgeois parias et construire un nouveau mode de production dont le leitmotiv ne soit pas de s'emparer des ressources et de la plus-value d'autrui. Peut-on parler d'infléchissement de la position américaine après l'intervention russe en Syrie ? J'ai quelque peu répondu à votre question dans ma première intervention. Ce que vous appelez «infléchissement» de la position américaine ne constitue que l'adaptation opportuniste de la première puissance impérialiste occidentale devant les développements de l'économie politique mondiale qui ont évidemment leur répercussion dans la région. Vous devez absolument perdre cette habitude qui consiste à penser - à croire - que les hommes politiques décident de quoi que ce soit sur le long terme. Barack Obama peut décider de délacer la VIIe flotte américaine d'un endroit à un autre, d'un océan vers un autre, mais passé ce pouvoir, bien illusoire, il ne dirige rien d'important pas plus que Hollande - Merkel, Poutine et les autres. Le dollar perdant doucement son hégémonie - reflet de la descente aux enfers de l'économie américaine surendettée, et qui engloutira par la suite les autres économies riveraines des océans étatsuniens (Atlantique et Pacifique) - Obama n'avait pas le choix que de jeter du lest et de laisser se planter ses alliés israélien, Ouest européen, canadien et australien. La signature récente de l'accord de libre-échange Asie-Pacifique entre une douzaine de pays - excluant la Chine - la première puissance «TransPacifique» - est infiniment plus importante pour comprendre le drame du Moyen-Orient que le fait que la Russie ait déployé quelques bombardiers dans le ciel syrien - un pays quasi détruit. Par l'accord Transpacifique, les Etats-Unis tentent de construire une alternative à la puissance chinoise en offrant à des pays émergents la possibilité d'affronter la puissance impérialiste chinoise sur le terrain du «cheap labor». Les autres pays capitalistes occidentaux ouvrent eux aussi leurs frontières à ce «cheap labor» au prix de réduire à la famine leur propre prolétariat national afin de maintenir leurs investissements et leurs parts de marché sur l'échiquier américain. Le plus tragique dans toute cette histoire, c'est que ce geste désespéré n'empêchera nullement l'effondrement de l'économie mondiale. Lors de cet effondrement, la guerre au Moyen-Orient paraîtra secondaire sur l'échiquier impérialiste mondial. Au Moyen-Orient les protagonistes de la guerre mondiale en devenir se mesurent et se jaugent se préparant à une escalade inévitable dans laquelle ils seront entraînés, quelle que soit leur volonté. Pour les Etats-Unis et les Etats européens alliés, deux facteurs compliquent la donne en Syrie. Contrairement à toutes les attentes des diplomaties occidentales, le régime syrien est toujours en place. Ses adversaires semblent donc devenir moins enclins – du moins publiquement – à lui préférer l'EI ou le Front Al-Nosra. Le principe de réalité commence-t-il à prendre forme dans les diplomaties occidentales ? Le principe de réalité a toujours gouverné les politiques économiques des puissances impérialistes. Je ne crois pas que les puissances occidentales «préfèrent» l'EI et Daech et Al-Nostra. Ces bêtes monstrueuses sont nées de manière spontanée, en prenant racine dans la misère séculaire des travailleurs et des paysans du Moyen-Orient. Certaines puissances régionales (Arabie, Emirats Arabes Unis, Turquie, Israël), désespérées et effrayées à la perspective d'un retour de l'esprit de révolte du Printemps arabe qui, cette fois ne se laissera pas empêtré-liquidé dans le guêpier démocratique bourgeois et qui risque de poser la question du pouvoir et de l'Etat bourgeois; certaines puissances impérialistes régionales ont donc soutenu ces organisations Pygmalion, les préférant infiniment à un soulèvement popu- aire de prolétaires enragés. En effet, la résistance des puissances impérialistes russe et iranienne bloquant la sortie de Bachar Al-Assad et le contraignant à diriger la résistance de l'Etat syrien à sa destruction programmée a probablement surpris les puissances occidentales qui s'étaient habituées à voir déguerpir Russe et Chinois - en Libye notamment - chaque fois que le camp occidental haussait la voix. Mais tout cela n'est qu'anecdotique comme je l'expliquais précédemment. L'avenir de l'humanité ne se joue pas en Syrie. Ce qu'il faut déplorer, c'est le sort qui est imposé à la classe ouvrière de ce pays sacrifié. Aujourd'hui, la Syrie est le champ d'un affrontement majeur et particulièrement féroce entre les Etats à tendance impériale et les Etats à vocation régionale. En d'autres termes, l'extension de «l'hyperpuissance» américaine se heurte à des résistances de plusieurs types. Les unes d'Etats puissants ayant des intérêts régionaux importants, comme la Chine, la Russie, l'Iran; les autres de forces modérées au sein même des Etats impériaux, instruites par les échecs ou résultats parfois catastrophiques d'interventions armées. Serions-nous en présence d'une nouvelle guerre froide de grande ampleur ? Ça n'existe pas des Etats à tendance impériale et des Etats à vocation régionale. Pour ce qui est de «l'hyperpuissance» américaine je vous ai dit précédemment ce qu'il fallait penser de cette puissance sur le déclin - dangereux justement du fait de son déclin désespéré. Un animal blessé est toujours plus dangereux qu'un animal en croissance, temporairement du moins. Enfin, ça n'existe pas des «Etats impériaux modérés»... d'où ça n'existe pas une nouvelle guerre froide de grande ampleur. Qu'est-ce qui existe alors ? Au Moyen-Orient ce qui existe en termes d'économie politique réelle et concrète, ce sont les plus grandes réserves d'hydrocarbures de la planète, voilà l'enjeu de cette guerre chaude - meurtrière - froide - tout aussi meurtrière par la misère qu'elle impose aux travailleurs régionaux qui se sont mis en migration pour fuir ces régions de chômage chronique. Au Moyen-Orient ce qui existe, ce sont des infrastructures d'extraction, d'exploitation de ces ressources énergétiques et de ce travail salarié producteur de plus-value (ce n'est pas l'or noir qui intéresse les capitalistes du monde entier, mais la plus-value qu'ils peuvent en tirer). Au Moyen-Orient ce qui existe, ce sont des superstructures capitaliste-bourgeoises étatiques chargées d'aménager les conditions d'extraction de cette plus-value et de son accumulation pour le bénéfice d'un clan ou de tous les clans impérialistes, chaque camp possédant ses sous-fifres locaux et ses thuriféraires régionaux. La guerre «froide» d'abord, «chaude» ensuite, survient entre ces deux camps impérialistes rivaux quand les conditions économiques changent ainsi que les parts de chaque groupe de puissances belligérantes. Quand l'Iran, la Russie puis la Chine ont proposé d'abandonner le pétrodollar pour adopter un panier d'autres devises afin de commercialiser mondialement l'énergie fossile, alors, l'affrontement entre le prétendant au trône hégémonique et le précédent titulaire en titre devenait inévitable dans le cadre du mode de production capitaliste. Chaque Etat-nation, petit ou grand, fut contraint de choisir son camp afin de continuer à participer à la curée. Cette nouvelle configuration présage-t-elle du passage d'un monde unipolaire sous domination occidentale à un monde multipolaire faisant sa place à des pays comme la Russie, la Chine ou l'Iran ? Il n'y a jamais eu de monde unipolaire contrairement à ce qu'ont imaginé les pseudo analystes et les géostratèges universitaires patentés. Comme je l'ai dit précédemment, le mode de production capitaliste dans son évolution inéluctable s'étend progressivement sur tous les continents, détruisant les reliquats des modes de production antérieurs, ce qui, petit à petit, amène tous les pays à s'intégrer entièrement au mode de production capitaliste en phase impérialiste avancée. De ce processus économico-politique (l'instance économique étant dominante et déterminante) naquit des alliances d'intérêts spontanées diversifiées. Toutes ces puissances sont interreliées par un écheveau d'intérêts compliqué. Prenez la Suisse, qui se dit un Etat neutre non impliqué dans cette échauffourée, elle a pourtant des intérêts très spécifiques dans la région ne serait-ce qu'à travers ses immenses multinationales qui spéculent sur le prix de l'huile d'olive, du café, du thé, du blé, des armes d'assauts, etc. Sous le mode de production capitaliste qui couvre la Terre entière, il n'y a que deux camps. 1) Le camp bourgeois capitaliste qui se scinde en de multiples alliances de différente nature (oui, dans ce cas vous pourriez tenter de trouver si des pôles se créent parmi ces groupes d'alliés circonstanciels et opportunistes. Mais vous perdriez votre temps, car ces groupements sont éphémères). 2) Le camp prolétarien mondialisé et anémié, sans voix et sans voie présentement; écartelé, diviser entre de multiples forces et tendances de gauche et de droite bourgeoise; chair à canon de toutes ces guerres de partage des marchés; chassé des usines concurrencées par d'autres ouvriers surexploités de l'autre côté de la planète dégénérée. Mais le fait que le camp prolétarien soit aussi faible et divisé ne signifie pas qu'il n'a aucun impact ni aucune prise sur l'économie politique mondiale. Je vous donne un exemple. Récemment la FED américaine a résisté aux immenses pressions qui s'exerçaient sur elle pour augmenter le taux directeur du crédit étatsunien. La FED craint la réaction potentielle du prolétariat étatsunien qui serait ainsi saigné et paupérisé encore davantage. La position de la Chine s'en trouve économiquement renforcée ce qui influe sur la politique américaine au Moyen-Orient. Le dilemme est simple, au Moyen-Orient comme ailleurs dans le monde, le mouvement ouvrier parviendra-t-il à se reconstituer pour peser sur la destinée de l'humanité jusqu'au point d'éloigner une éventuelle guerre généralisée; ou alors la prochaine guerre mondiale entraînera-t-elle la reconstitution d'un mouvement ouvrier organisé ?