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De la compétence du changement
Publié dans La Nouvelle République le 02 - 03 - 2016

Tous les hommes sensés se posent légitimement des questions sur le changement lorsque la confusion et l'insécurité s'installent poussant l'homme commun à perdre espoir et sombrer à son tour dans le cynisme et le nihilisme. Lorsque l'homme ne se pose plus de questions ou ne trouve plus de réponses convaincantes alors il se réfugie dans le fatalisme, le déni de vérité ou dans la folie qui fait de lui un instrument supplémentaire dans l'insenséisme.
L'intelligence de survie devrait nous dicter la règle suivante : tous les hommes peuvent et doivent fédérer leurs capacités à produire ou organiser les conditions et les possibilités du salut existentiel. Il doit y avoir de la place pour tous les hommes opposés à la culture d'empire et favorables à la liberté de quêtes humaines. Les croyants peuvent se fédérer sur un cercle plus restreint à l'intérieur et non à l'extérieur de ce cercle sur le salut ultime. L'Algérien Cheikh al Ibrahimi a bien montré que l'impérialisme est une machine à saboter l'humanité. Ce serait fatal pour la pensée et pour la marche historique de croire un instant que l'Empire pouvait avoir un visage humain ou qu'il pourrait être un allié conjoncturel de l'Islam. Comme Satan c'est un ennemi qui exige de nous tous une vigilance et une lutte sans merci sur tous les fronts. Son arme la plus sournoise consiste à nous pousser au désespoir ou à nous faire croire qu'il est n'est pas l'ennemi. Nous divergeons radicalement avec le marxisme sur le sens philosophique donné à la nécessité. Pour nous, croyant en Dieu, le nécessaire est ce qui supervise et détermine l'existence. Par définition de la foi, Dieu est le Créateur qui créé et l'Existenciateur qui donne existence à ce qu'Il a créé. Ce qui a été mis en existence n'est pas forcément et nécessairement mis à la connaissance de tout ce qui existe et encore moins sous le contrôle de son pouvoir. L'Histoire, la forme sociale, les rapports de production, le progrès technique ne sont pas des déterminismes, mais la mise en existence de la Nécessité c'est-à-dire la manifestation du divin dans le monde qui réalise son Dessein. Tout ce que nous nommons nécessité n'est que conséquences accumulées et articulées de phénomènes complexes et antérieurs souvent inintelligibles à notre entendement immédiat ou aux seules facultés cognitives. Nous ne pouvons connaître que ce qui a été rendu intelligible et accessible à notre perception, à notre intuition, à notre savoir, à notre expérience, à notre émotion c'est-à-dire à ce qui produit notre complexe et différentiel quêtes et à la mémoire que nous conservons ou que nous transmettons aux autres. Qu'est-ce qui pousse un homme, une femme, un groupe ou une communauté à mener des quêtes les conduisant à transformer l'être ontologique et social, ses activités ainsi que le sol et le temps tant du déploiement de cet être que de la configuration de ses actions ? Se mobiliser (mobilis), s'émouvoir (movere) et se motiver (motivus) consiste à se mettre en mouvement en sortant de soi vers l'extérieur à soi, en allant vers son devenir devant soi ou allant au-delà et au-dessus de ses capacités. C'est une rupture avec le « ici » et le « tout de suite » par projection par implication dans un projet, par aspiration mystico temporelle ou psycho temporelle. Qu'est-ce qui pousse au mouvement ? Le manque ? Est-ce l'homme peut se résumer aux seuls besoins matériels et physiologiques ? Est-ce l'homme ressent le besoin d'éternité, d'infinité et d'immortalité pour dépasser le paradoxe d'être à la fois un virtuel de puissance sans fin et sans limites et une impuissance condamnée à la finitude à la mortalité et l'inachevé ? Est-ce que l'Homme ressent une attirance vers la perfection même s'il ne parvient pas à la définir avec précision. Est-ce que l'homme porte en lui une soif d'amour et d'absolu que rien ne viendrait à combler sauf à s'impliquer de quête en quête ? Qu'est-ce qui fait mouvoir l'opprimé et le non-opprimé pour refuser l'oppression et dénoncer l'oppresseur ? Pourquoi dans les mêmes conditions objectives de fabrication de la résignation et les mêmes situations de répression (occupation armée, féodalité, capitalisme) certains refusent de se soumettre et expriment leur indignation alors que d'autres deviennent collaborateurs ou des passifs que rien ne vient émouvoir ? Comment concevoir qu'un peuple libre et émancipé puisse basculer du jour au lendemain en partisan du fascisme alors qu'un autre peuple humilié et asservi se réveille en sursaut et impose à son oppresseur la fuite et la défaite alors que les conditions objectives annoncent la victoire écrasante et irréversible de l'oppresseur sur armé et en sur nombre ? Si nous faisons abstraction du manque à combler, du besoin à satisfaire dans l'incitation à la quête il nous reste l'injonction d'un commanditaire et l'exécution d'un commandité qui agit pour obtenir une récompense, une considération sinon pour se prémunir d'une sanction. Dans ces conditions d'injonction il s'agit de pseudo quêtes qui s'épuisent rapidement dans le temps et dans l'espace sur le plan de la dynamique d'actions et d'intentions et sur le plan de la valeur des actes qui en découlent. Les seules injonctions que l'expérience humaine a validées sont celles d'ordre spirituel et moral c'est-à-dire celles que dicte une religion, une conscience ou un désir de salut. Une foi le besoin exprimé sous forme de manque à combler, de désir à satisfaire, de scrupules à faire taire, de foi à respecter, l'être en quête se trouve dans la situation de s'inventer les moyens de sa quête, d'explorer les possibilités de la réalisation de cette quête, d'étudier les conditions de sa quête et de dessiner la carte de sa quête pour ne pas se tromper de chemin, d'étapes et de cap. L'idée de liberté est le préalable de la libération comme l'utopie (un autre lieu ou en aucun lieu) comme projet de rupture avec les lieux communs pour trouver le bonheur perdu ou la grandeur espérée est le préalable à la civilisation. Celui qui part à la quête d'un crouton de pain n'a besoin que de l'adresse d'un boulanger. Celui qui part à la conquête de son sol ou au devenir de sa communauté ne peut compter sur l'excèdent de ses moyens lorsque le projet de partir et de changer est absent dans ses préoccupations et dans son ingénierie. Celui qui n'a que des moyens et des modèles à imiter sans posséder un désir qui le consume ainsi qu'une envie à la folie d'assouvir son désir n'est pas prêt pour le changement. Lorsque le projet consiste à changer radicalement son âme alors les moyens de changement sont d'une autre nature que la matière et les produits marchands. Ce projet ultime est une quête des plus complexes et une bataille des plus ardues qui soient. Les finalités, les voies et les moyens de ce projet ne relèvent ni de la science ni de la dialectique marxiste. Ils relèvent de la philosophie lorsqu'elle questionne l'homme et son devenir dans le monde sans esprit partisan ni démarche dogmatique ni confinement idéologique. A un niveau meta-philosophique, Ils relèvent de la religion ou plus précisément de la foi lorsque celle-ci n'est pas celle des tartuffes et des bigots. Nous allons de nouveau citer les versets précédents sur la motivation dans leur énoncé global pour voir la dimension spirituelle de la quête humaine qui peut faire changer les choses, car elle s'est libérée des contingences et des accessoires pour se consacrer à l'essentiel : {Si Allah ne motivaient pas les hommes, les uns par les autres, des monastères seraient détruits, ainsi que des synagogues, des oratoires et des mosquées où le Nom de Dieu est beaucoup invoqué. Oui, Allah assiste ceux qui l'assistent. Allah est, en vérité, fort et puissant.} Al Hadj 42 Nous ne parvenons pas à comprendre qu'assister Dieu signifie assister les faibles et les opprimés en instaurant les conditions les plus favorables à l'exercice serein et équitable de la justice, au respect de la dignité humaine, à la solidarité sociale. Nous ne parvenons pas à comprendre que la Salat de ceux qui « assistent Allah » ne se confine pas à l'oraison rituelle, mais qu'elle est ouverture totale et permanente à tout ce qui entretient la liaison sincère avec Allah c'est-à-dire à l'écoute de la Vérité qu'Il exprime et de la Réalité qu'Il manifeste pour changer ce qui doit être changé : {[Il assiste] Ceux qui, si nous leur donnons le pouvoir sur terre, s'acquittent de Salat, font l'aumône, ordonnent ce qui est convenable et interdisent ce qui est blâmable. La fin de toute chose appartient à Dieu.} Al Hadj 42 La spiritualité ou les spiritualités (de spiritus esprit en latin et de Rouh esprit en Arabe) n'est pas l'âme qui donne vie et maintient en vie ou la religion par laquelle on se rassemble pour exercer le culte voué à Dieu c'est la vocation humaine qui le singularise des autres créatures par sa faculté à penser, à créer, à imaginer, à aimer, à faire d'une manière sensée utile ou d'une manière poétique et artistique par amour ou par quête de beauté sans utilité apparente, à agir animé par un idéal de justice ou de charité. Toute quête religieuse, philosophique, amoureuse, artistique s'apparente à une quête spirituelle par laquelle l'homme se singularise tout en exprimant l'universel de son esprit. Les projets de changement initiés par les systèmes en place sont menés par des bureaucraties et des technocraties qui ne croient qu'au pouvoir de l'argent, de l'administration et de la technique avec l'illusion de faire le bien au peuple en excluant ce même peuple du choix et du contrôle de ce qui se fait en son nom et pour son bien. Tous les appels au changement venant des islamistes ou des laïcs sont « hérétiques » dans le sens où ils pensent que le changement appartient à l'Homme alors qu'il n'appartient à l'homme que de désirer le changement et d'attendre le changement de Dieu. Marxistes, libéraux ou islamistes se présentent comme les sauveurs ayant l'illusion de parler au nom de Dieu ou de la nation et d'incarner sa volonté. L'homme n'a pas vocation d'être le Messie sauveur, religieux ou laïc, mais d'être la créature animée par une quête qui donne sens à son existence et lui fait valoir le mérite pour que Dieu, par Sa Miséricorde, le sauve dans ce monde et dans l'autre monde. L'homme n'est pas le sauveur de l'homme, il est le devenir de l'homme, sauvé ou perdu, selon la représentation qu'il se fait de l'Homme et de son rapport à Dieu. Le devenir est une affaire de temps lorsque le
temps est compris comme conscience c'est-à-dire « déchirement de la conscience entre le passé (la mémoire), le présent (l'attention) et l'avenir (l'attente) ». Plus le temps est étendu, dense et intense plus l'élan humain sera haut et loin, et moins il aura tendance à se corrompre et à s'épuiser. Mais aussi plus est durable et efficace la continuité entre la mémoire identitaire et historique, l'investissement idéique, affectif et spirituel au présent, et la promesse ou l'espoir dans l'avenir configuré en projet de salut dans une perspective mondaine de civilisation ou métaphysique de Paradis. Attendre les résultats d'une élection politique, les produits d'une réforme sociale et économique, le changement d'une Constitution, la mort et le remplacement d'un président, l'aboutissement d'une révolution, l'avènement d'un homme nouveau, le salut existentiel ou le salut ultime dans l'au-delà sont un ensemble d'attentes différentes qui ne peuvent être des fins en soi, mais des processus emboités les uns dans les autres par une logique claire, une démarche cohérente et une vision saine et lucide. La cohérence, la lucidité et l'efficacité sans émotion et sans désir de ce que Raja Garaudy appelle le réenchantement du monde (par la spiritualité) ne protègent pas du désenchantement de la logique cynique technicienne ou de l'opportunisme pragmatique du politicien. Face à des revendications de changement, nous devons donc être capables de lire le projet qui porte ce désir et d'écouter les appels qui invitent au changement pour nous interroger tant sur la quête qui les anime que sur les quêtes qu'ils suscitent. S'il n'y a que des slogans sous habillage islamiste, ou progressiste sans projet et sans quête, l'entreprise de changement ne sera ni viable ni crédible avec certainement des risques de chaos bien réels. Les hommes, leurs projets et leurs appels ne sont pas des marchandises qu'on évalue à l'emballage ou des moutons qu'on évalue à la toison, mais des perspectives qu'on évalue par les quêtes qu'elles sous-tendent et les finalités vers lesquelles elles tendent. Nous ne jugeons pas la noblesse des intentions, mais la qualité des démarches : sont-elles en adéquation avec le lieu et avec le temps ? Sont-elles cohérentes et efficaces ? Sont-elles viables ? L'attente ou l'espérance ne sont ni des vœux ni des souhaits de triomphe partisan, de réussite sociale, de succès mondains ou de pouvoir politique dans la seule perspective matérialiste et politicienne, mais la quête de la sérénité pour tous dans ce monde accessible à tous et le bonheur dans l'autre dans le sens de la Parabole de Jésus fils de Marie : « Il en est du Royaume de Dieu comme d'un homme qui aurait jeté du grain en terre qu'il dorme et qu'il se lève, nuit et jour, la semence germe et pousse, il ne sait comment. D'elle-même, la terre produit d'abord l'herbe, puis l'épi, puis plein de blé dans l'épi. Et quand le fruit s'y prête, aussitôt il y met la faucille, parce que la moisson est à point. » Le temps est sans doute le concept (ou la réalité) philosophique, religieuse et scientifique la plus complexe non seulement à comprendre, mais à évaluer dans la démarche historique et anthropologique afin d'apprécier l'utilité d'une activité humaine, l'efficacité du sacrifice d'une génération d'hommes, la portée d'un message prophétique, la cohérence et la pertinence d'une démarche, la justesse et le sens d'une éducation ou d'un choix stratégique. L'archéologie, l'histoire et l'anthropologie ainsi que l'étude des textes anciens peuvent nous donner matière (imparfaite et incomplète) à réflexion et à évaluation de la mémoire humaine et des effets des anciennes civilisations sur le présent et sur le passé récent. (A suivre)


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