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«La décadence du monde musulman»
Publié dans La Nouvelle République le 26 - 12 - 2016

La plupart des historiens conviennent que les déboires de la civilisation islamique ont commencé trente ans environ après la mort du Prophète avec la remise en cause de la légitimité du calife Ali par le clan des Banu Omayya et la bataille de Siffin sur laquelle elle a débouché. C'est là qu'est survenue la grande «fitna» qui a mis fin à l'ordre moral, social et politique instauré par les quatre califes qui ont succédé au Prophète.
Le coup d'Etat de Moawiya a provoqué la division des musulmans en courants rivaux (les sunnites qui ont suivi Moawiya, les chiites qui ont suivi Ali, et les kharidjites qui renvoyèrent dos à dos l'un et l'autre), division qui prévaut à ce jour. Il les a divisés collectivement et individuellement entre la reconnaissance du fait du prince et la fidélité à la fraîche tradition de dévolution du pouvoir, il a provoqué dans leur esprit une séparation entre le principe coranique et la vie politique, entre la morale et les intérêts, entre la mosquée où l'on célèbre le culte du despote et ce qu'on pense au fond de soi. La bataille de Siffin s'est soldée par la mort de plus de 40 000 musulmans, chiffre énorme quand on sait qu'à la mort du Prophète la communauté musulmane comptait quelques 124 000 personnes[1]. Ce n'est pas sans raison que Bennabi a vu dans cette crise une rupture qui allait affecter à jamais l'inconscient collectif musulman : « La cité musulmane a été pervertie par les tyrans qui se sont emparé du pouvoir après les quatre premiers khalifes. Le citoyen qui avait voix au chapitre dans tous les intérêts de la communauté a fait place au « sujet » qui plie devant l'arbitraire et au courtisan qui le flatte. La chute de la cité musulmane a été la chute du musulman dépouillé désormais de sa mission de « faire le bien et de réprimer le mal ». Le ressort de sa conscience a été brisé et la société musulmane est entrée ainsi progressivement dans l'ère post-almohadienne où la colonisabilité appelait le colonialisme » (préface de 1970 à la réédition de « Vocation de l'islam »). L'événement était comme on l'a vu colossal : les descendants directs du Prophète, la plus célèbre de ses épouses et ses plus proches compagnons se sont dressés les uns contre les autres dans des affrontements impitoyables, des membres d'une même famille s'entretuaient sur les champs de bataille, le clanisme et le tribalisme combattus par l'islam avaient resurgi, brisant la communauté qu'il avait instaurée entre eux. C'était une guerre civile aux proportions dramatiques car elle intervenait alors que le souvenir du Prophète et de la révélation coranique étaient encore frais dans les mémoires : « Le Coran, en tant que système philosophique, était une science qui dépassait singulièrement l'horizon de la conscience djahilienne. Il en est résulté une rupture entre ceux qui avaient assimilé la nouvelle pensée, la pensée coranique, et ceux qui demeuraient attachés à la tradition, à des conceptions sociales, à des conditions de vie que le Coran venait précisément abolir. Ce phénomène est le fond même de l'histoire musulmane depuis treize siècles ; il disparaît sous des vêtements historiques mais des luttes intestines le font périodiquement resurgir d'une crise à l'autre» (« Vocation de l'islam »). La nouvelle civilisation était frappée alors qu'elle était en phase ascensionnelle, période que Bennabi désigne par l'expression phase de l'âme, car la tension spirituelle qui anime les acteurs est à son comble. C'est le moment où l'idée-force est tendue à l'extrême. Après Siffin, l'ère de la décompression commence, marquée par un mouvement non plus vertical, mais horizontal. La civilisation n'étant plus propulsée par sa « vitesse d'échappement » décline peu à peu jusqu'à l'arrêt final : « Cette date qui semble avoir été peu remarquée sinon pour l'histoire des idées schismatiques dans le monde musulman est cependant une date capitale car elle marque le tournant temporel de l'islam et à peu près la fin de son épopée spirituelle, c'est-à-dire à certain égard le commencement de la décadence ou, tout au moins, son signe précurseur... La civilisation n'évolue plus en profondeur dans l'âme humaine mais à la surface de la terre qui exercera sur elle désormais sa terrible pesanteur depuis les confins de la Chine jusqu'à l'Atlantique. A partir de Siffin, c'est la phase expansive en quelque sorte marquée tout au long des noms illustres des al-Kindi, al-Farabi, Ibn Sina, Abou-l-Wafa, al-Battani, Ibn Rochd, etc, jusqu'à Ibn Khaldoun dont le génie mélancolique éclairera le crépuscule de la civilisation musulmane... C'est ainsi qu'après avoir été le moteur d'une brillante civilisation, le musulman s'est trouvé, par une phase de querelles de toutes sortes, de guerres de tawaïfs, de razzias, ramené à son stade actuel...» (« Vocation de l'islam »). Sous les quatre premiers califes et les Omeyades la civilisation musulmane réalise l'essentiel des conquêtes territoriales. Pendant les trois premiers siècles du règne abbasside elle connait sa plus forte période de créativité intellectuelle (du VIII° au XII° siècle) : les sciences se développent, la littérature brille de ses plus belles productions, la traduction des œuvres grecques donne une impulsion à la philosophie... Le mouvement de traduction des chefs-d'œuvre de la pensée grecque (Hippocrate, Galien, Platon, Aristote...) en arabe a pris son élan à Baghdad sous le règne d'al-Ma'moun[2], d'Al-Mu'taçim et d'al Wathiq, entre 813 et 842, c'est-à-dire la période où les califes étaient eux-mêmes des partisans de l'école « mu'tazilite » (rationaliste). Bennabi résume cette période : « On peut dire qu'à l'époque de Farabi la société musulmane créait des idées, qu'à l'époque d'Ibn Khaldoun elle les transmettait à l'Europe, et qu'après Ibn Khaldoun elle n'était plus capable ni d'en créer, ni d'en transmettre » («Le problème de la culture »). A partir du XI° siècle, il n'y a plus une mais des civilisations musulmanes : arabe, persane, turque, maghrébine... Cette brillante civilisation n'est plus que la pâle copie d'un modèle conçu pour être éternel et Bennabi lui accorde à peine le titre de civilisation. Mieux encore, il ne va même pas inclure dans cette dénomination l'Empire mongol, l'Empire perse safavide, l'épopée timouride ou l'ère ottomane. Au plan intellectuel et mental la décadence est présentée par lui comme « l'impuissance à dépasser le donné, à aller au-delà du connu, à franchir de nouvelles étapes historiques, à créer et assimiler du nouveau. » (« Vocation de l'islam »). Les portes de l'Ijtihad ont été fermées à l'époque d'al-Achaâri et de Ghazali. C'est de là que va découler la psychologie fataliste, le repli de la société sur elle-même, la fin de la recherche et de l'innovation qui n'existent que si elles sont portées par l'esprit critique. Les idées semées par al-Achaâari, al-Ghazali et leurs continuateurs vont dégénérer en fatalisme, en maraboutisme, en culte des saints, en « sauve-qui-peut social ». Visant cette époque, Bennabi note dans « Majaliss Dimashq » : « Ainsi, nous avons unanimement décidé de mettre à l'arrêt notre raison dans nos activités intellectuelle, terrestres et célestes». Quoiqu'il en soit, Siffin n'était pas un accident de parcours mais un précédent qui allait se perpétuer systématiquement sous forme de dynasties héréditaires, de dictatures civiles ou militaires, c'est-à-dire de despotisme. Le premier crime de Moawiya a été le coup d'Etat qu'il a fomenté contre Ali par la ruse et la corruption. Son second crime est d'avoir, avant sa mort, introduit la dynastie, c'est-à-dire le pouvoir familial et despotique dans l'histoire de l'islam en obligeant la communauté à faire allégeance (bay'a) à son fils Yazid. Mais il faut dire que ni les Abbassides ni les pouvoirs musulmans qui ont surgi par la suite n'ont cherché à corriger cette hérésie ou voulu adopter des formes de « gouvernement démocratique ». Il peut même paraître que Moawiya soit exemplaire à cet égard car lui au moins a évité toute prétention à l'autorité religieuse quand ses successeurs se voudront qui « ombre de Dieu sur le terre » qui « imam infaillible ». Alexis de Tocqueville a décrit les effets psychologiques et sociologiques du despotisme : « Il retire aux citoyens toute passion commune, tout besoin mutuel, toute nécessité de s'entendre, toute occasion d'agir ensemble ; il les mure, pour ainsi dire, dans la vie privée. Ils tendaient déjà à se mettre à part, il les isole ; ils se refroidissent les uns pour les autres, il les glace... »[3]. (A suivre)

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