Alors que le mouvement social prend une amplitude exceptionnelle et s'installe dans la durée surgissent des débats et des questionnements sur le devenir institutionnel du pays. Le cafouillage autour de la lecture du texte constitutionnel pousse tous ceux qui sont impliqués dans la vie politique à avancer leurs arguments : système monocaméral pour Louisa Hanoune, phase de transition gérée par des figures de la société civile au-dessus de tout soupçon pour Mouwatana, assemblée constituante pour le FFS mettant en avant un système fédéral etc. Un point reste remarquable cependant; tous appellent à un Etat de Droit qui doit mettre fin à l'arbitraire. Mais du pétrole et de sa matrice organisant l'Etat et le régime, il n'est point question. L'autoritarisme dont a fait preuve le régime algérien dans l'organisation et l'exercice de son pouvoir politique est en ligne de mire de l'ensemble des revendications aussi bien populaires que celles qui concernent des catégories sociales moins paupérisées, personnels de la santé, de l'information ou de la justice par exemple. Cet autoritarisme porté difficilement ces vingt dernières années par ce qui restait de légitimité historique au régime politique en place a atteint un point culminant et le «démantèlement» du DRS à la tête de laquelle se trouvait le général Toufik n'a en rien changé les rapports qu'entretiennent la Direction politique du régime avec sa société civile marquée depuis les premiers jours de l'indépendance par une répression systématique de tout ce qui pourrait ressembler ne serait-ce qu'à une respiration démocratique. Cet étouffement systématique des libertés, dépouillant l'algérien de toute dimension citoyenne, faisant du simple retrait d'un acte de mariage à l'Etat-Civil un cauchemar sans même parler des mascarades électorales, alors que le Pays est aujourd'hui dans sa majorité écrasante jeune et urbain, est un non-sens inscrit dans la démographie et la sociologie de la population. L'Algérie n'est ni la Syrie…ni la Westphalie L'ex Premier ministre Ahmed Ouyahia, incarnation d'un régime détesté, dans un dernier argumentaire désespéré, s'est appuyé sur une stratégie de la peur aux fins de dissuader le peuple algérien d'exercer ses droits inaliénables dont celui de manifester publiquement son mécontentement afin de mettre en avant les revendications qu'il estime justes et Ahmed Ouyahia de rappeler qu'en Syrie les manifestants ont commencé avec des roses…C'était faire l'impasse sur l'extrême politisation du corps social due à une histoire révolutionnaire populaire exceptionnelle ainsi qu' à des expériences démocratiques depuis l'indépendance d'une grande densité (printemps berbère, Octobre 1988 etc...) dont on comprend aujourd'hui l'intériorisation et la prise en charge par les masses populaires au vu de ce que le mouvement social nous donne à voir, tous les vendredi, depuis six longues semaines. Ahmed Ouyahia s'est donc trompé de Peuple. Un autre ex Premier ministre, Mouloud Hamrouche, auréolé d'une transition démocratique…avortée, dans un texte qui se veut de réflexion, publié dans le quotidien francophone El Watan en date du 13.01.2019, nous livrait ce qu'il pense être la voie de salut pour le Peuple algérien dans l'œuvre de «parachèvement de mise en place de l'Etat National» afin de permettre «l'instauration d'une gouvernance fondée sur un exercice institutionnalisé des pouvoirs séparés, la garantie de l'existence des contre-pouvoirs, des contrôles et des voies de recours». A l'ère de la mondialisation tous azimuts, ou les ingérences sont d'ordres multiples, économiques, politiques, culturelles voire humanitaires quand elles ne sont pas carrément militaires, brandir comme solution aux maux que vit le régime politique algérien le droit et la morale politique surannée de l'ordre «Westphalien» du XVIIème siècle pour reprendre les termes mêmes du texte, laisse songeur. Tout se passerait selon l'ancien Premier ministre comme si un Etat de Droit, respectueux de la séparation des Pouvoirs sans pour autant strictement découpler la gestion de la rente des hydrocarbures des élites politiques formant le régime - car constituant le nœud gordien de la confusion des rôles des trois pouvoirs régaliens - permettrait enfin de régler l'essentiel des défis auxquels l'Algérie sera immanquablement confrontée. Mouloud Hamrouche se trompe donc de régime. Il ne s'agit pas simplement de reformer les rapports entre les trois pouvoirs régaliens westphaliens car il en existe un quatrième en Algérie. Il est le plus important d'entre eux et imprime en dernier ressort son organisation à l'Etat, à la Nation et au final à la Société par un phénomène de diffusion de ses valeurs idéologiques dont on perçoit plus aisément les effets sur l'économie mais dont on ne mesure pas encore précisément les conséquences sur le système politique. Ce quatrième pouvoir au-dessus des trois autres: c'est le pouvoir de la rente. Ce n'est pas l'Etat qui est le reflet du régime «dictatorial» mais le régime politique qui est le reflet de «l'Etat rentier autoritaire» Dans les pays les plus avancés, ceux qui ont accompagné la révolution industrielle au XIXème siècle puis le développement exceptionnel du modèle capitaliste jusqu'à ses expressions mondialisées contemporains, en s'appuyant sur le rapport inégal au travail et à la sous rémunération des matières premières, l'organisation étatique est marquée par la séparation des pouvoirs exécutifs, législatifs et judicaires. Cette organisation du fonctionnement de l'Etat permet d'éviter jusqu'à un certain point des conflits d'intérêts de toutes natures. Mais il n'aura échapper à personne qu'en fonction des forces sociales qui investissent le régime politique au pouvoir, les services de l'Etat activent, en priorité, leurs actions multiformes au profit de certaines catégories socio-professionnelles ; la grande bourgeoisie mondialisée aux Etats-Unis et dans les modèles anglo-saxons, les classes moyennes pour les sociales-démocraties d'Europe du Nord, les retraités aisés pour la puissance allemande, le capitalisme d'Etat et la veille bourgeoisie en France etc... Partout en Europe occidentale, là où le droit «westphalien» pour reprendre la terminologie hamrouchienne régit les relations entre les différents acteurs, on constate que l'Etat est le reflet fidèle des classes sociales qui le «portent» pour ainsi dire car l'Etat n'existe que dans son rapport de soumission à la collecte des impôts issus des plus-values, elles-mêmes exprimant le rapport inégal au travail d'entre les différentes classes sociales. En Algérie, c'est la rente des hydrocarbures qui «porte» littéralement le régime dont la nature ne varie qu'en fonction du rapport de la distribution de ses dividendes entre classes sociales. Lorsque l'Etat est fortement distributif, il accouche dans le meilleur des cas d'un régime populiste autoritaire et s'il ne l'est pas il enfante des systèmes monarchiques coercitifs et antipopulaires. Dans tous les cas, les systèmes rentiers, sont l'enjeu de luttes féroces pour l'accaparement de ses largesses et l'édifice institutionnel en porte la marque : confusion voulue des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, hypertrophie des systèmes de sécurité et des armées. N'est-ce-pas le Chef de l'Etat qui nomme le PDG de la Sonatrach ainsi que ses vice-présidents ? Ce type d'organisation étatique est d'autant plus facile à mettre en œuvre que le Budget de fonctionnement de la superstructure, en total déconnexion, de par la nature rentière de ses ressources, de la société laborieuse, s'abreuve des revenus des exportations d'hydrocarbures dont le cours est fixé au niveau des grandes bourses mondiales, en dehors donc des contraintes sociales nationales. Cet effet d'éviction de la responsabilité d'une direction politique nationale intégrée au corps social est d'autant plus important que les grands pays consommateurs de pétrole qui sont les plus en pointe de l'activité industrieuse et dont la préoccupation essentielle reste un approvisionnement régulier et sûr de leurs centres de développement, en énergie bon marché, ont tendance à s'appuyer sur des régimes politiques coercitifs dont on peut être certain qu'ils feront passer l'approvisionnement des marchés mondiaux avant la sécurité énergétique de leurs propres enfants. N'exporte-t-on pas deux tiers de l'énergie produite en Algérie au profit de pays tiers ? Ne sommes-nous pas en train de léser le droit à une énergie bon marché à nos petits enfants qui seront eux dans l'obligation d'en importer ? La production de rentes différentielles liées aux hydrocarbures nourrit généreusement le budget de fonctionnement de l'Etat au détriment du budget de l'équipement qui se réduit à la portion congrue. Car la logique rentière porte en elle une immense intolérance à toute forme de compétition économique issue de la plus-value. Ces deux formes capitalistes (rente différentielle et plus-value) travaillent à leur élargissement par une exclusion réciproque systémique. Mise en concurrence, les rentes différentielles expriment leur supériorité sur les plus-values en sorte qu'elles offrent des effets de marges différentielles faciles à engranger en tous temps et tous lieux de l'activité économique. Et de facto la promotion politique de l'activité économique rentière par la promesse de sa distribution équitable est un discours qui convainc plus facilement les forces sociales dont les aspirations au développement sont légitimes et impactent tout naturellement le mode organisationnel de l'Etat. Ceci est inscrit dans la logique même de la rente qui en quelque sorte «plombe» avec l'autoritarisme qui caractérise sa logique d'expansion les pouvoirs régaliens comme elle neutralise efficacement les pans de l'économie les plus dynamiques par l'effet maintenant bien connu du syndrome hollandais. Séparer la gestion de la rente des «élites politiques» à la tête de l'Etat Et puisque nous sommes à l'ère des suggestions de toutes sortes, de la refonte de la constitution au «dégagisme» ambiant radical et permanent pourquoi ne pas commencer par inscrire dans les réformes constitutionnelles à venir le principe extrêmement tranquille d'un quatrième pouvoir prônant une stricte séparation d'entre la gestion de la rente pétrolière et du pouvoir exécutif. En inscrivant dans le marbre constitutionnel un tel principe de séparation, nous poserions les bases nécessairement juridiques dans un premier temps, de la fin du confusionnisme voulue et entretenue par certaines forces au sein du «Bloc au pouvoir», pour pervertir le fonctionnement d'un système politique démocratique. Nous pourrions par la force de la loi et découlant du principe constitutionnel de séparation de ce quatrième pouvoir d'avec l'exécutif, enfin soumis à la volonté populaire et citoyenne, designer un Haut Conseil de l'Energie Indépendant, à l'image d'une Commission Electorale Indépendante, chargée non seulement de définir les grandes orientations énergétiques du pays mais également responsable de «la stérilisation» des effets de la rente sur le reste de l'Economie et de l'organisation des grandes fonctions régaliennes de l'Etat de droit. Nous poserions ainsi les bases légales non seulement d'une rupture d'avec l'ordre autoritaire de la rente et du régime politique mais nous approfondirions dans le même mouvement, dans les faits et pas seulement en belles paroles portées par des professions libérales dont le mouvement populaire à toutes les bonnes raisons de se méfier, l'exercice démocratique dans notre pays en extrayant les enjeux s'exprimant autour de la rente pétrolière de l'exercice de la pratique politique, des luttes partisanes ou des manœuvres des appareils administratifs et sécuritaires constitués. Une telle mesure est un préalable à la rupture d'avec la rente pétrolière sur le plan économique, a pour extraordinaire avantage de désigner clairement à tous les acteurs partisans la source des maux de ce pays et a pour formidable effet d'ériger en point de consensus politique l'objet d'une discorde devenue désormais structurelle ; c'est-à-dire inscrite dans l'ordre des choses politiques et pouvant déboucher sur des ruptures qui viendraient gravement mettre en danger l'unité nationale comme nous pouvons d'ores et déjà constater dans les mots d'ordre revendicatifs des populations des régions pétrolières. Le mouvement social sans équivalent auquel nous assistons, réclame de nous des mesures imaginatives pour être à la hauteur des aspirations, exprimées avec la force du pacifisme et de la dignité, éléments constitutifs de la personnalité si attachante et émouvante de notre Peuple.