Raja Meziane, juriste de formation, artiste engagée, a diffusé sur les réseaux sociaux depuis un mois environ, une chanson intitulée «Allo, le système !» qui fait un énorme buzz non seulement auprès de la jeunesse algérienne mais bien plus largement maghrébine et dans tous les milieux amateurs de musique dites «Free Style». En passe de devenir l'un des hymnes les plus créatifs du mouvement social, cette chanson de Raja Meziane bâtie sur une gestuelle urbaine très algérienne, récuse dans un dialecte populaire extrêmement direct et avec une incroyable énergie propre à la jeunesse, un «système» autiste qui ne répond à aucune des demandes profondes de la société et qu'elle identifie comme la source de tous les malheurs du Peuple algérien. «1000 milliards fil rih ou mazal tamiin, fil bagra halbin», dit-elle entre autres dénonciations sans aucune concession au régime politique qu'elle accuse de détournements de la rente pétrolière au profit de… «bandias». Avant de reprendre, dans un refrain fait d'un seul souffle d'une incroyable force émotionnelle une sorte de credo synthétisé et actualisé de la plate-forme du 1er Novembre : «Joumhouria, bghinaha chaabia, democratia mahi malakia». La problématique posée dans cette formidable chanson de Raja Meziane qui fera date dans sa carrière d'artiste prometteuse d'une grande modernité, revient en réalité à exiger un nouveau partage de la rente au profit de la majorité du Peuple algérien, c'est-à-dire des classes moyennes. En donnant à ses revendications un contenu définitivement populaire, Raja Meziane a su capter une espérance très ancrée dans le peuple algérien pour que chacun reçoive «sa part de pétrole» en différents services publics de qualité, de l'enseignement au logement en passant par la culture, la santé ou la Justice et que les fruits de la rente ne soient plus détournés par des oligarques parasites nourrissant les centres divers du pouvoir politique qui de rien ont bâti des fortunes colossales à l'ombre de l'économie rentière et des détournements en tous genres ayant largement émaillé l'actualité politique algérienne de ces 20 dernières années. Le système rentier peut-il accoucher d'un système démocratique ? Avec la presque totalité de ses exportations et de ses revenus tirés des exportations en hydrocarbures, l'Algérie fait figure sur la scène internationale de pays rentier par excellence aux cotes du Venezuela, de l'Iran et des pétromonarchies du Golfe. Ces revenus sont «gérés» par l'Etat pour financer l'économie et produire des services sociaux et des infrastructures de toutes sortes à destination de sa population de manière inégale suivant les couches sociales et les différentes régions du pays : les couches les plus pauvres de la société profitant peu des subventions et Alger, Blida, Tipaza et Tizi-Ouzou s'accaparant près de la moitié du budget de l'Etat consacré au développement des territoires alors que le reste du pays, c'est-à-dire les 44 autres Wilayas sont notoirement sous encadrées et sous équipées. Il serait d'ailleurs intéressant d'étudier plus en avant les rapports entre rente pétrolière et les différents régionalismes exprimés sur le plan politique dans la société algérienne. Mais ce n'est pas là l'objet essentiel de cet article. L'Algérie vit mal de ses rentes différentielles, exprimées tous les jours dans les variations des prix des hydrocarbures sur le marché international. Cette manne «tombée du ciel», extraite des entrailles du sud du pays, région immense d'une fantastique richesse minière de toutes natures, a en quelque sorte contribué à «déconnecter» l'Etat et pas seulement le régime de sa société (et peut-être même aujourd'hui de sa Nation ?) puisque lever des impôts devient une mission secondaire lorsqu'il est aussi aisé de se constituer un budget à partir des revenus pétroliers. En réalité, la rente en affranchissant l'Etat et ses services d'une dépendance à sa société laborieuse et aux ressources fiscales issues de l'économie de la valeur ajoutée, privilégie un rapport social qui ne fait plus de cet Etat le lieu d'expression et éventuellement de résolution des conflits sociaux et politiques de la population dans son ensemble mais plutôt celui d'un partage conflictuel de la rente des hydrocarbures entre les différentes catégories sociales directement en charge de l'extraction, de la production, du transport, de la transformation, de la vente, de la redistribution des revenus et de la sécurisation de cette matière stratégique pour l'accroissement du PIB de toute la Nation. C'est ce qui constitue le «Bloc au pouvoir» de l'Etat algérien savant mélange de techniciens, technocrates de l'industrie pétrolière, gazière et électrique d'avec une administration en charge de la redistribution et de la sécurisation des revenus issus de la rente d'abord en direction des classes dont ce bloc est formé ; le tout exprimé sur le plan idéologique par un nationalisme populiste, socle de la culture hégémonique au service de la Direction Politique du pays. Lorsque les rentes différentielles offrent des marges plus importantes, les classes dirigeantes en raison de l'histoire du mouvement national en rupture avec l'ordre colonial impulsent un développement à dimension plus sociale qu'économique qui «ruisselle» en direction des classes populaires ; ce qui permet de légitimer dans la sphère du politique un discours hégémonique populiste crédible. Mais lorsque ces rentes différentielles sont comprimées par une offre abondante de pétrole sur le marché international, elles ne nourrissent plus que les classes directement en charge de l'économie pétrolière et suffisent à peine à faire tourner l'appareil d'Etat pour rendre les services qui font de lui une instance régalienne, par intermittence, suivant les cycles baissiers ou haussiers des marchés des hydrocarbures à l'international. Le conservatisme et l'autoritarisme politique du «bloc au pouvoir» en Algérie n'est pas simplement dû aux limites d'un mouvement nationaliste populiste petit-bourgeois ayant eu pour mission historique d'encadrer fermement une société paysanne en rupture radicale d'avec un colonialisme prédateur au plus haut degré. Il est également nourri par les enjeux postindépendance du contrôle de l'économie rentière et des dividendes que certaines catégories sociales peuvent en tirer. Si nous devons traduire politiquement les rôles de ce bloc au pouvoir nous serions tentés de dire que le FLN construit la matrice idéologique du récit populiste autour de la rente constituant le référent politique culturel hégémonique, le RND l'administration en charge de cette rente, les différents partis islamistes modérés (TAJ, Hamas) ayant la haute main sur la redistribution des services liés à l'aménagement et au développement du territoire issus des générosités du budget de l'Etat, le RCD, les anciens du PAGS et des fractions du FFS se partageant les secteurs de l'information dans sa dimension de fabrique du consentement, l'encadrement sécuritaire et la «gestion au plus près» de la rente pétrolière. Il est évident que depuis des décennies et disons depuis le basculement de la société algérienne d'une population majoritairement paysanne à une population vivant essentiellement dans les villes que l'on peut situer en 1988, le déficit démocratique de la vie politique est patent. Et alors que l'Algérie s'urbanise rapidement, les évènements d'octobre 1988 débouchent sur la fin du monopole du Parti unique, le FLN, et le début d'une offre politique plurielle mais s'exprimant dans le cadre d'un régime unique : celui de la rente. Les classes dirigeantes du pays ne peuvent offrir à leur société politique que ce qu'ils possèdent ; le pétrole et son organisation économique et sociale. C'est donc autour de la rente des hydrocarbures que l'ouverture politique se réalise donnant à «l'infitah» une connotation démocratique portée par des classes moyennes en pleine formation et une «modernisation» de la vie politique dont la parenthèse hamrouchienne aurait constitué un climax. Les fractions les plus rétives à l'élargissement des normes démocratiques pour la gestion d'un Etat de droit car les plus intéressées par une opacité favorisant la redistribution des rentes en tous genres ont eu alors beau jeu de dénoncer une «ouverture démocratique» qui a débouché sur «une décennie noire de la terreur islamiste» passant sous silence la plongée des prix des hydrocarbures qui n'a pas permis au système politique de l'époque les marges de manœuvre qui lui auraient permis l'intégration dans le jeu politique des islamistes les plus populistes. On connait la suite, la fermeture du système politique et la chasse consciencieuse de toute expression démocratique qu'elle soit partisane ou même associative. La rente en Algérie, au vu de la nature du bloc au pouvoir est en réalité une formidable barrière au mouvement démocratique. La révolution contre la rente Le mouvement social auquel nous assistons depuis quelques semaines s'est déclenché grâce à l'impulsion des réseaux sociaux qui font l'objet de discussions politiques intenses depuis l'instauration d'internet en Algérie. Ce sont les étudiants et les femmes (les catégories sociales les plus éduquées de la société algérienne) et celles qui ont le plus de mal à s'intégrer dans une économie rentière destructrice de travail et d'activités qui constituent les secteurs les plus en pointe dans le «hirak algérien». D'autres catégories socio-professionnelles comme les intervenants autour de la Justice et de la santé, largement féminisées ; c'est là un caractère qu'il nous faut souligner car il est d'une grande importance dans la nature des stratégies de contournement adoptées par le mouvement social ; apportent un soutien décisif au mouvement populaire en lui fournissant son mode opératoire marqué par le pacifisme de sa démarche et l'assignation d'objectifs minimalistes concrets et non clivants (Non, au cinquième mandat !) permettant d'entrevoir une première victoire contre les tenants de la rente et de l'immobilisme. Ce sont donc les pans de la société les plus intéressés par l'élargissement de la sphère de la production et des services qui sont les plus impliqués à rompre avec le régime unique de la rente. Encore faut-il que ce mouvement social d'une ampleur et d'une durabilité inégalées, constituant en soit à l'échelon non pas uniquement arabe ou africain mais international, un élément de surprise stratégique de tout premier ordre, renouvelant les rapports de forces militaires dans tout le bassin méditerranéen et sur le flanc ouest de l'OTAN, ouvrant de nouvelles perspectives vertigineuses aux forces partisanes les plus sincères du pays, aussi bien au niveau de nouvelles alliances nationales que dans une position internationale renouvelée (la Russie l'a peut-être la première comprise le plus rapidement), puisse trouver une traduction politique à la hauteur de ses espérances. Cela ne dépendra pas uniquement de la vitalité et de la capacité innovatrice du mouvement social en cours et de la qualité de la transition politique à venir. Mais cela est également du ressort de la force la plus organisée du pays : l'ANP. Confrontée à des défis sécuritaires à l'échelon continental, l'armée fut durant les vingt dernières années, l'une des institutions ayant le plus bénéficié de la rente pétrolière en se taillant systématiquement dans le budget de l'Etat la première place en matière de dépenses militaires et de fonctionnement. Mais cette armée aussi disciplinée, impeccablement équipée et entrainée soit-elle, ne peut dans le cadre d'un modèle rentier assurer pleinement ses missions de sécurité et de défense nationale face à l'énormité des défis qui se profilent, faisant de l'Afrique le «ventre mou» des interactions impériales de toutes sortes avec toutes les conséquences qui en découlent inéluctablement pour un territoire algérien à forte pénétration géostratégique aussi bien sur terre, par les airs que par les mers, océan Atlantique compris. Les efforts de l'ANP en matière d'autonomisation de ses munitions, de diminution de son exposition aux contraintes externes dans la maitrise de ses procédés techniques, ses efforts relatifs à la diffusion de la culture scientifique avec l'élaboration patiente d'une élite militaire répondant aux normes les plus exigeantes en matière d'éducation et de formation, montre bien qu'il existe au niveau du Haut Commandement une préoccupation majeure pour sortir au plus vite d'une défense articulée autour d'un schéma rentier. Ce mouvement social, porteur de logiques de ruptures d'avec la rente, peut constituer un formidable accélérateur pour la modernisation du champ politique et offre de facto une solution d'approfondissement d'une défense nationale enfin intégrée pourvu que les passerelles adéquates soient établies, chacun étant à sa place par ailleurs, entre un mouvement social porteur d'un modernisme populaire incroyable et ceux qui au sein de l'Etat profond pourraient y voir une opportunité historique pour renforcer de manière irrévocable une puissance régionale en devenir.