Nous avons vu dans le premier entretien que la Transition nous a accordé en exclusivité pour la Nouvelle République qu'une démocratisation du régime sans transition économique n'avait pas de sens au risque de remplacer des corrompus anciens par des frères jumeaux. Dans le second entretien nous avons pris le temps de caractériser la nature du changement économique à venir qui pour répondre aux vœux du Hirak doit être placé sous le signe de la transition énergétique et de la rupture avec l'ordre rentier à inscrire dans la Constitution. Aujourd'hui le Pays est dans une situation de crise. Comment en sortir très concrètement ? En prenant en compte les deux entretiens précédents, y a-t-il un mécanisme de la transition qui nous aidera à sortir de la situation dans laquelle nous sommes? Avant d'agir il faut comprendre. Faut-il s'appuyer sur les conditions socio-économiques structurelles du Hirak pour proposer une « sortie de crise » ou au contraire s'appuyer sur les caractéristiques formelles momentanées d'une situation de crise conjoncturelle ? En d'autres termes il ne faut pas confondre les conditions de l'émergence de la transition et les mécanismes de la transition elles-mêmes. Ou plus prosaïquement ne pas confondre la vitesse qui est une donnée physique de fond et la précipitation qui est une modalité parmi d'autres possibilités de mise en œuvre de la vitesse. Pour ce qui concerne les prérequis permanents de l'émergence du Hirak je les synthétiserai par la conjonction d'une situation accidentelle de dérive institutionnelle offerte par le cinquième mandat et l'incapacité innée d'un système rentier à intégrer une démographie dynamique dans un plan de développement économique cohérent et universel. Le Hirak cherche à sortir de la rente, l'Etat de la crise, la Nation de l'encerclement impérial. Aussi réfléchir la transition démocratique en tant que nécessité impérieuse d'une reforme systémique ou les acteurs de la société civile seraient mus par des gentilles normes démocratiques serait de mon point de vue très naïf car la contextualisation des enjeux est fortement motivée par l'accaparement de la rente pétrolière sur fonds de très fortes pressions américaines pour l'exploitation des gaz de schistes. Pour sortir de cette crise, ce ne sont pas les variables économiques, sociales et culturelles, autrement dit les luttes dans la société qui comptent le plus. Il est donc illusoire d'aller chercher une représentation du Hirak car il est urgent d'entamer une convergence concentrée sur la solution et non pas sur le problème. Le dialogue avec le Peuple est de longue haleine et se réalisera dans de futures institutions démocratiques. Avec qui faut-il dialoguer alors ? Ce sont les données strictement politiques qui sont décisives pour sortir de l'impasse actuelle et uniquement celles-là. J'ai connu une situation similaire au Brésil ou le processus démocratique a été initié (1977-1979) par une aile au sein de l'armée pour contrer le tout puissant renseignement militaire, le SNI (le Service National d'Information influencé par les Etats-Unis et par la France pour la pertinence de ses théories contre insurrectionnelles inspirées des guerres coloniales indochinoises et algériennes). Je cite cet exemple parce qu'il présente de fortes similitudes avec votre pays. Ce n'est pas parce que le General Toufik a été démis de ses fonctions en 2015 que le DRS - appendice d'un renseignement impérial fondamentalement lié aux intérêts énergétiques US et à sa lutte contre l'Islam dans le monde sous couvert de lutte anti-terroriste - a renoncé à ses prétentions autonomistes et hégémoniques au sein de l'appareil militaire. De son côté, l'Etat-Major a émergé de manière progressive avec l'établissement en 2005 de l'Ecole Supérieure de la Guerre en tant que force de proposition doctrinale d'une sécurité nationale épousant celle de la sécurité de la rente des hydrocarbures. Ainsi deux tendances lourdes se sont formées au sein de l'appareil d'Etat militaire. La première, celle du DRS et de son alliance présidentielle est qualifiée de « pétrolière » intéressée par la gestion du pétrole à l'export et à l'import, le gaz ne générant pas de dividendes pour elle, ne la concerne pas. Avant la disgrâce du General Toufik, le DRS s'est appuyé sur son autonomie par rapport à l'Etat-Major pour établir de très solides alliances au sein de la Présidence. Sa chute n'a pas remis en cause cet axe de coopération pour des raisons liées à la gestion commerciale du pétrole. L'affaire de la cocaïne comme les manifestations de protestation contre le cinquième mandat ont donné l'occasion à l'Etat-Major de rejeter catégoriquement une telle indépendance organique et politique de ses services de renseignements, intégrés à l'image des cercles affairistes de la Présidence, des conglomérats marchands du type Cevital ou ERTHB à la mondialisation, alors que les ressorts de l'Etat-major sont plus fondamentalement arc-boutés sur la gestion de la rente dans ses dimensions sécuritaires internes par un simple effet de fonctionnalité. C'est pour cette raison que l'Etat-Major constitue une tendance au sein de l'appareil d'Etat qui peut être décrite sous le vocable de « gardienne de la rente ». C'est d'ailleurs ce qui explique la propension naturelle de l'Etat-Major à former des alliances au sein du Hirak comme le montre les décisions prises par le Ministère de la Défense Nationale durant ces deux derniers mois pour répondre aux vœux du mouvement social bien transposés par les deux slogans, « El Blad bladna ou ndirou rayna » et « Djeich, Chaab, khaoua,khaoua » qu'il est nécessaire d'interpréter, dans le cadre du système rentier, comme l'expression d'une convergence forte entre le Hirak et l'Etat-Major. On a bien perçu à contrario l'incapacité du renseignement militaire à établir des alliances avec le Hirak lors de sa tentative ratée d'instrumentaliser l'ex Président Liamine Zeroual. Cette maladresse est simplement l'expression de la spécialisation progressive du DRS à nouer des liens dans le cadre de la commercialisation du pétrole et de la négociation de l'information sécuritaire en dehors des frontières plutôt qu'à l'intérieur. Cela avait été déjà mis en évidence par son échec du site gazier (et non pétrolier !) de Tiguentourine (2013) et également souligné par la fragilité de ses alliances politiques avec des courants groupusculaires, peu rentables sur le plan de la remontée des informations opérationnelles, dont les idéologies sont des prolongements de courants philosophiques mondialisés (PAGS, RCD, MAK, PT) avec peu de prise sur le réel. Ce n'est guère étonnant dans une société culturellement islamique ou la religiosité naturelle est renforcée par l'éviction durable de larges pans des masses populaires des sphères de la rente et ne peuvent de ce fait être intégrées dans un mouvement de sécularisation des comportements sociaux avant celle des pensées concomitant à la praxis économique et sociale. Par contre l'encadrement du Hirak par les abeilles électroniques US ne fait guère de doute et il est bien plus efficace que celui déployé par les agents du renseignement militaire national… Vous êtes en train de nous dire qu'il faut aller vers une concertation fouillée de la lutte politique au sein de l'appareil d'Etat pour mieux proposer une sortie de crise et non pas discuter avec le Hirak ? L'appareil d'Etat civil et militaire ne sortira de l'impasse dans laquelle nous sommes qu'en proposant une feuille de route anti-rentière et démocratique au Hirak. Mais la négociation pratique, celle qui nous importe à l'étape actuelle, ne dépend évidemment pas du Hirak mais de ceux qui constituent un rapport de force au sein de l'appareil d'Etat en appui du mouvement social et des forces internationales. C'est l'une des difficultés de l'exercice auquel je suis confrontée que je tente de compenser par une étude comparée de la transition démocratique dans les autres pays. Aussi je suis tentée de dire qu'en dehors de l'Etat-Major garant de la sécurité rentière nationale, du DRS en tant qu'agent d'influence au service de la rente pétrolière mondialisée, une troisième force, au sein de l'appareil d'Etat se dispute la redistribution de la rente mais dans une contestation plus feutrée et moins perceptible. L'administration centrale civile y compris dans ses dimensions énergétiques (Sonelgaz, Sonatrach) est dominée - dans le sens d'hégémonie culturelle comme l'entend Gramsci et comme l'interprète Paris dans sa tentative de multiplier ses centres culturels sur le territoire national - par les berbérophones pour des raisons liées à la proximité géographique de la Kabylie que la centralisation de l'Etat favorise, mais aussi pour des raisons issues des luttes autour des questions identitaires et linguistiques qui se trouvent portées, pour ainsi dire vers le haut, pour cause de la gestion des fonctions administratives bureaucratiques de l'Etat civil, par des agents du service public idéologiquement imprégnés du courant berbériste nationaliste. Il n'y a qu'à voir la rapidité de transcription en tamazigh de la signalétique des grands services étatiques et des sociétés nationales dont le siège est, pour la totalité d'entre elles, à Alger pour s'en convaincre.