Il n'y a plus un seul jour qui passe sans que l'on entende, jusqu'au-delà des mers, le fracas assourdissant de la chute de milliardaires en dollars. Ali Haddad, Issad Rabrab, les frères Kouninev et d'autres feront désormais du pénitencier d'El Harrach l'endroit le plus huppé d'Algérie. De partout, des voix s'élèvent, unanimes dans leur réprobation, pour dénoncer l'implication supposée de l'ordonnateur désigné de tels contrôles judiciaires, à savoir l'ANP en montrant du doigt les pouvoirs exorbitant de l'exécutif. Ces mêmes voix sont étrangement muettes quant à l'implication politique voire parfois militante et même diplomatique outrancière dans des proportions inconcevables pour tout Etat souverain, d'hommes d'affaires qui du haut de leurs milliards ont pensé privatiser, en démembrement de l'Etat, un service de renseignements, comme on acquière un brevet technologique, escomptant un retour sur investissement faramineux, asservissant les pouvoirs de l'exécutif aux objectifs économiques qu'ils se sont fixés. Mais comment en est-on arrivé à cette situation de confusions tous azimuts ? En réalité, nous payons toujours la facture laissée sur le carreau des évènements d'Octobre 1988, parenthèse démocratique mal négociée car mal conçue aboutissant au processus de confiscation autoritaire du pouvoir par les « janvieristes », officiers de l'ANP francophones et anti-islamistes, au prétexte de lutte sans merci contre le radicalisme armé de la contestation islamique. Le décès de Abassi Madani, au moment où la Nation vit une situation d'une gravité sans précédent, sonne comme un rappel post-mortem des termes d'une équation politique jamais réglée et dont de nouvelles inconnues viennent complexifier la solution. Dans une guerre classique ce sont les états-majors qui prennent tout naturellement la direction des opérations militaires et politiques. Mais dans les guerres subversives, à très forte connotation idéologique, ce sont les services de renseignements qui se hissent en première ligne de la confrontation. C'est de la conjonction d'une situation de guerre civile, de la domination dans le renseignement d'un puissant courant berbériste étatiste francophone, foncièrement séculier et d'une économie rentière intégrée seulement financièrement à la Nation mais alimentant un commerce extérieur dominé par les échanges avec la France, ancienne puissance coloniale que se noue le drame que nous vivons. En s'assurant d'accointances nouées avec les services de renseignement au début des années quatre-vingt-dix, sur la base de fortes connivences idéologiques, culturelles et régionalistes, Issad Rabrab a eu le talent de se tailler, un monopole sur le sucre et l'huile, dans un contexte de liquidation douteuse des entreprises étatiques (en particulier l'Entreprise Nationale des Corps Gras – ENGCC), garantissant ainsi à son groupe une croissance à deux chiffres. Cevital a hérité, par le fait du Prince, d'un marché non soumis à la concurrence mais également du privilège inouï de la captation d'une part importante du commerce extérieur de la Nation et d'aménagements taillés sur mesure dans le code douanier avec des implications stratégiques sur le plan international que nous subissons de plein fouet aujourd'hui. Le modèle économique choisi, marqué par l'exposition des intrants au marché international le rend particulièrement sensible à la disponibilité des matières premières, aux variations de prix immanquablement reportées sur les consommateurs et aux influences de l'ordre politique transnational. A la découverte de l'économie politique en mode rentier ! Si pour les marxistes le capital est fondamentalement une relation sociale, en raison de l'accaparement des moyens de production par une classe sociale bourgeoise au détriment d'une autre, en économie rentière pétrolière le capital apparait immédiatement comme une relation essentiellement nationale pour cause de collectivisation des moyens de la production des hydrocarbures par l'Etat. Ce n'est que dans la sphère distributive du fonctionnement de l'économie que le capitalisme rentier est perçu comme une relation sociale dans la mesure où c'est le lieu de l'expression des inégalités de toutes sortes. Il devient dans la nature des choses que les revendications de type démocratique ne soient pas portées par les fonctionnaires jacobins assurant la bureaucratie de la rente, vivant pour et par la rente, profitant des largesses de son capitalisme d'Etat mais par des puissances du capitalisme marchand, chantres de la dérégulation et pour cause ( !), spécialiste de la distribution (Issad Rabrab est une sorte de figure moderne des colporteurs kabyles d'huile d'olive du XIXème siècle, la fonction productive en moins), en intégration verticale de grands groupes mondiaux de l'électroménager, de l'agro-alimentaire en passant par la distribution de véhicules, de portes fenêtres ou de la téléphonie. On comprend la diversification insensée des activités du Groupe Cevital en saisissant sa nature profonde : celle d'un conglomérat marchand dont la fonction essentielle est de siphonner la rente pétrolière par le truchement d'un accès sans limite au commerce extérieur facilité par une alliance politique avec la fraction dominant le Bloc au Pouvoir d'alors, c'est-à-dire le Renseignement. Le Renseignement militaire a été la passerelle entre le mondialisme et la sphère distributive locale ne produisant rien à l'exception d'une transformation minime dans la formation de la valeur ajoutée, les avantages énergétiques du pays établissant le reste de la compétitivité. La rente et le système autoritaire ont assuré les facilités bancaires énormes, dépassant très largement la valeur nette des actifs du groupe pour réaliser un transfert déguisé d'une fraction notable des revenus pétroliers de toute une Nation au service de l'importation de biens divers par une entité privée, s'appuyant sur une connivence culturelle et régionaliste intéressée d'une fraction hégémonique sur le plan idéologique au sein du Bloc au Pouvoir. Dans le contexte que nous venons rapidement de décrire, les arrestations d'hommes d'affaires au profil similaire jusqu'à la caricature, créent un puissant électrochoc émotionnel. A tel point qu'en Kabylie, au vu de l'origine géographique des personnalités emprisonnées, des manifestants ont cru déceler une punition contre toute une région, jusqu'à demander la libération immédiate de Ali Haddad et de Isaad Rabrab sur qui pèsent pourtant de très lourdes charges. Si au niveau des franges populaires les plus travaillées par le berbérisme militant, ce type de réactions est prévisible, il est intéressant de noter que la lutte anti-corruption ainsi déclenchée sous l'impulsion du « Hirak » et de sa dénonciation d'un système prévaricateur, a immédiatement provoqué des commentaires politiques de deux types. La première catégorie de « réflexion » est la mieux exprimée par Said Saadi qui sur sa page facebook cherche par la provocation à prolonger l'action des berbéristes les plus radicaux en mettant en avant « la stratégie contre-révolutionnaire (du pouvoir), pour …dresser les communautés nationales les unes contre les autres » ! Ainsi dans cette vision démentie tous les jours par le mouvement social, unitaire dans ses revendications, par les populations similaires dans leurs rites, religion, mœurs et traditions et jusque dans leurs gouts culinaires, le Pays serait une alliance de… « Communautés de Nations » rejoignant ainsi une veille vision démodée, menée tambour battant par le colonialisme d'hier, de diviser pour mieux régner, mais remise au gout du jour par le mondialisme contemporain dont on peut mesurer les effets au Proche et Moyen-Orient. On comprend qu'après avoir consommé son alliance avec l'ex direction du DRS, maintenant défaite sur le plan de son projet idéologique, Said Saadi s'étant démonétisé en raison de sa base sociale francophone et berbérophone de plus en plus étroite, n'a plus d'autres choix que de se retourner vers les ailes les plus extrémistes du mouvement berbéristes, y compris les indépendantistes du MAK qu'il cherche à instrumentaliser à son profit, en prenant la direction idéologique de leur mouvement. Ce discours étroit, issu d'un fédéralisme jusqu'au-boutiste, qui porte en lui les germes de l'enfermement et du sectarisme sous des apparences d'universalisme est disqualifié sur le plan de l'homogénéisation du marché en raison de la réalisation d'infrastructures de transport, de l'énergie, de l'eau et en raison de la massification de l'enseignement et de son corollaire stratégique irréversible depuis de très longues années d'action pour la langue arabe secondée de manière très puissante par les associations religieuses. Il est faux sur le plan de la démographie puisque la baisse des mariages endogames souligne que le cousin n'est plus le choix premier d'une union. Mais ce discours reste porteur pour des raisons liées à la faiblesse du marché du travail, de moins en moins intégré sur le plan national, en raison d'une économie de la rente qui tue les autres secteurs d'activité et l'emploi. Le lien entre rente, travail et régionalisme est ainsi mis en évidence, ce sur quoi jouent aussi bien Said Saadi qu'Isaad Rabrab , l'un pour la promotion d'idées rétrogrades, l'autre pour la pérennité de ses activités lucratives à l'ombre de la rente et d'un marché de 42 millions de personnes. Plus encore, la modernité affirmée du « Hirak » dans sa revendication d'élargissement de la sphère productive et du travail précipiteront, à terme, l'extinction auquel cette espèce d'idéologie infranationale est vouée, comme le furent les dinosaures dans des temps reculé. Ces idéologies passéistes qui ont du mal à se hisser ne serait-ce qu'au niveau de l'organisation tribale efficiente d'antan qui savaient s'unir face aux dangers qui menaçaient Dar El Islam, ne doivent leur survie qu' à une économie algérienne rentière, intégrée uniquement financièrement à la Nation, maintenue dans son statut de marché consommateur de tout et producteur de rien, par les forces mondialisées et leurs béni oui-oui locaux; c'est-à-dire l'alliance des puissances transnationales et leurs prolongements indigènes dans la sphère de la distribution ; alimentant les logiques régionalistes sur le plan économique et culturel. De ce point de vue, la rupture d'avec l'économie rentière est une exigence vitale pour la survie du mouvement national et la préservation authentiques des vraies cultures populaires dans leur exceptionnelle richesse et diversité, loin des inventions factices d'identités essentialisées, laminées par le bas par le recours à des symboles et artifices fabriqués dans le giron de l'ex puissance coloniale pour des raisons répondant à un agenda politique qui se découvre tous les jours un peu plus même s'il emprunte le masque de la revendication démocratique et du libéralisme économique. Apres le monopole sur le marché, la main mise sur le Pétrole ? L'autre type de réaction, plus intelligente car infiniment plus politique et s'inscrivant quant à elle dans une expression au long cours au sein du mouvement national est celle exprimée par Maitre Mustapha Bouchachi « opposé aux poursuites sélectives » car « avant de poursuivre les hommes d'affaires, nous devons d'abord poursuivre les personnes et les véritables criminels qui leur donnaient (ces affaires) ». Et Maitre Bouchachi d'expliquer qu'il serait trop facile de condamner des corrompus sans dénoncer les corrupteurs qui ont cédé aux sirènes de l'argent abondant et facile. L'autre argument qu'avance Maitre Bouchachi est celui d'une justice qui n'est pas encore indépendante formellement puisque le pouvoir judiciaire dans le texte constitutionnel reste dépendant de l'exécutif. Et l'avocat de demander un ajournement des procès en crimes économiques divers et variés, nonobstant de leur énormité, sous couvert de mesures conservatoires des transferts de fonds vers l'étranger, comme on plaide pour le report d'une affaire en attendant d'instruire à charge et à décharge tout un système politique qu'il se fait fort de démonter devant le fer de lance du Hirak, à savoir, les étudiants. Et de passer subrepticement du procès de voleurs à celui…de l'armée qui empêcherait l'avènement démocratique comme si l'organisation de notre société autour du Pétrole et de la captation de la rente ne constituait pas le cœur de « la transition démocratique ». En voulant écarter l'armée du processus démocratique, par l'anathème et le chantage au drapeau, car c'est ainsi qu'il faut comprendre la signification des bannières amazighes, c'est en réalité son rôle de gardienne en dernier ressort du Pétrole que l'on vise tellement les appétits des oligarques sont devenus énormes. En déclenchant une lutte sans merci contre la corruption, l'ANP cherche à établir des décantations sociales salutaires. Il lui reste à réaliser les mêmes choix sévères mais lucides en direction de ceux qui ont bafoue jusqu'au mépris la République pour impacter la nature de la transition à venir aux fins de peser sur les choix du « Hirak » dans le sens d'une lutte acharnée contre la rente. Cette dernière, nourricière du régionalisme, du mondialisme et du démocratisme de façade ne pourra être vaincue que dans le rassemblement de toutes les forces de la société y compris celles, sincères mais peut être trompées qui sont aujourd'hui emprisonnées car comme l'affirmait le vieux et sage Nelson Mandela « personne ne connait jamais vraiment une nation jusqu'à ce qu'on ait mis les pieds dans ses prisons. »