Dans son livre «De la guerre», Clausewitz subordonne le «point de vue militaire au point de vue politique». Selon cet écrivain, qui était aussi un major-général prussien, «c'est la politique qui a entraîné la guerre ; la politique est la faculté intellectuelle, la guerre n'est que l'instrument, pas l'inverse». Loin d'être un militariste, Clausewitz soumet les soldats professionnels au Cabinet civil qui, lui, se charge d'élaborer «les grandes lignes d'une guerre, car lui seul détient une connaissance interne de la situation politique que le chef militaire, simple spécialiste, ne peut posséder». La pensée de Carl von Clausewitz ne se limite pas à ce principe, devenu évident aujourd'hui et surtout depuis la sortie du livre de Samuel Huntington, «The Soldier and the State» (1957) et celui d'Adam Janowitz, «The Professional Soldier» (1960), qui sont les deux premiers fondateurs de ce qu'on appelle aujourd'hui la sociologie militaire. C'est grâce à ces deux penseurs que le contrôle civil du militaire, en anglais Civilian control of the military, devient une préoccupation importante de la nouvelle discipline des sciences sociales, une discipline qui se décline actuellement en plusieurs sous-spécialités. Le contrôle civil des militaires est une des conditions de la démocratie libérale et même populaire, type Chine ou ex-URSS. Déjà chez Clauzewitz, la soumission du militaire à la décision du civil est une donnée essentielle, mais «De la guerre» est plus riche que cela : l'auteur y écrit : «la guerre est une simple continuation de la politique par d'autres moyens». Après avoir relié la guerre à la politique dans un rapport de «continuation», Clauzewitz l'identifie à un duel, duel à une très vaste échelle où chacun essaie de soumettre l'autre à sa volonté ; de l'abattre, le rendre incapable de toute résistance. La guerre, comprend-on alors, est l'une des deux faces de la politique. Michel Foucault fait une autre lecture de l'assertion de Clauzewitz, en la renversant. Il dit : c'est la politique qui est la continuation de la guerre par d'autres moyens, et non l'inverse. Car la politique, elle aussi, est agressive ; c'est même un moyen d'abattre l'ennemi et de lui prendre ce qui lui appartient. La politique pratique la guerre par d'autres moyens, par la mise de la violence sous contrôle, par la maîtrise de la force de l'action engagée dans la lutte. C'est en ce sens qu'elle est une domestication de la guerre. En 1976, Foucault disait donc : «Le pouvoir, c'est la guerre, c'est la guerre continuée par d'autres moyens. Et à ce moment-là, on retournerait la proposition de Clausewitz et on dirait que la politique, c'est la guerre continuée par d'autres moyens». En détournant la thèse de Clauzewitz, Foucault lui donne un sens tout à fait contemporain, puisqu'il observe que le champ de bataille de la politique est aussi dur et tendu que celui de la guerre, sauf que l'on n'y meurt pas directement. Mais les destructions sont aussi grandes, si l'on prend l'exemple de l'embargo américain contre l'Irak, qui a fait près d'un million et demi de morts en dépit du programme «Pétrole contre nourriture». Des dizaines d'autres exemples peuvent être donnés. Maintenant que détournée, la pensée de Clauzewitz devient carrément celle de Foucault. Mais jusqu'où peut aller cette nouvelle formulation ? Le philosophe français met cet énoncé nouveau au cœur de ses réflexions sur les luttes politiques observées en son temps, tout comme l'était celui de Clauzewitz sur les conflits armés et politiques qu'il a observés aux 18e et 19e siècles. Clausewitz n'est pas un politiste, il ne réfléchit pas sur la politique mais sur la guerre et ne s'intéresse qu'au lien entre celle-ci et la politique, dans un intérêt purement factuel pour comprendre son sujet d'étude. Or, c'est l'inverse que cherche Foucault : il nous interpelle sur le sens de la politique, pas celui de la guerre, Clauzewitz s'en étant déjà bien chargé, en tant que spécialiste. C'est le pouvoir qui intéresse Foucault alors que c'est l'armée qui intéressait le major-général-écrivain prussien. Comme comparaison, le philosophe ne trouve pas mieux que le concept de guerre pour définir le pouvoir politique, qui était au centre de sa réflexion en 1976 et 1978. Le schéma binaire de lutte, de duel, cher à Clauzewitz lui parait plus juste que les mots répression et oppression. En dépit de son caractère frontal ou hypocrite, plein de ruses ou de piques, la politique reste donc un duel toujours «pacifique». C'est cela la limite à ne pas dépasser, sinon on tombe dans la guerre au sens militaire du terme. Pour éviter l'affrontement armé, le politique a créé des dispositifs pour maintenir la paix tout en utilisant les méthodes de la guerre. Prévenir la guerre au moyen de ses instruments pacifiés, telle est la fonction du politique. Si le FLN n'avait pas négocié, nous serions encore colonisés En politique, toutes les armes de la «guerre pacifique» sont permises : l'une de ces armes est la négociation. Si la négociation est un outil de la politique, cela signifie qu'elle peut avoir des capacités offensives, destructrices, de soumettre l'autre à sa volonté, de l'abattre, le rendre incapable de toute résistance. C'est ce qu'ont fait les vainqueurs des grandes guerres : l'Allemagne et le Japon ayant dû négocier en position de grande faiblesse, furent humiliés et le sont jusqu'à ce jour puisque l'Allemagne abrite 26 bases américaines et que ses droits en matière de défense sont limités. Lors des négociations d'Évian, l'Algérie aussi a négocié en position de force bien qu'il ne soit pas prouvé que l'ALN ait battu la France militairement. Cependant, les gains obtenus par le FLN sont ceux d'un vainqueur, du moins, ceux d'un belligérant qui a traité en position de force, à tel point qu'il a refusé un quelconque cessez-le feu durant les négociations. Les accords d'Évian se distinguent de tous les accords signés par la France avec les autres pays colonisés : l'Algérie n'abrite pas de bases françaises et n'est pas économiquement et financièrement astreinte à utiliser le Franc CFA. En outre, elle a refusé de se séparer de son Sahara et a imposé le maximum qui pouvait l'être à la grande puissance impériale qu'était la France. Toute guerre se terminant par des négociations, le but est donc d'aller au champ de bataille pour gagner des points afin de pouvoir imposer un accord avantageux. Négocier est donc le but, la fin, puisque la guerre n'est que passagère et que pour faire la paix, il faut négocier, traiter. Sans accord, sans armistice, la paix est toujours compromise. Si on n'est pas sûr de gagner dans une négociation, on va à la guerre. Et tant qu'on n'est pas sûr d'avoir gagné des points, on n'abdique pas. Ce n'est pas toujours le perdant qui demande à négocier. Cela peut-être une tierce partie. Une instance internationale peut le faire : l'ONU, l'UA... C'est la stratégie politique adoptée qui décide de continuer la guerre ou d'y mettre fin pour négocier ultérieurement avec les avantages obtenus par les armes. Une crise politique entre deux belligérants, deux parties, un conflit quel qu'il soit (politique, ethnique, syndical) se règlent de deux manières : la guerre ou la négociation. La «guerre» des syndicalistes est la grève, l'arrêt du travail, la fermeture de l'usine… Que diraient Krim Belkacem, Redha Malek et Mohammed Seddik Benyahia s'ils voyaient leur pays bloqué depuis la démission de Bouteflika ? La France a essayé de discréditer le FLN dès 1957, puisque dès que les journalistes demandaient «Pourquoi ne négociez-vous pas avec le FLN ?», le pouvoir colonial répondait : «Mais avec qui négocier ?» À l'époque, le FLN était divisé : l'intérieur, l'extérieur, le CNRA et le CCE étaient à Tunis, tandis que les chefs Historiques étaient au Caire puis en prison… C'est lorsqu'il fut uni, c'est-à-dire capable de traiter, de négocier, d'avoir une diplomatie, une activité politique intense que le FLN a fait gagner des points à la cause nationale, même si les difficultés sur le champ de bataille devenaient de plus en plus handicapantes pour l'ALN. Les négociations avaient scellé une paix des braves. La force des négociateurs d'Évian est d'avoir impliqué non seulement des Algériens de l'intérieur et de l'extérieur mais également des étrangers, dont des leaders de pays arabes qui ont donné des conseils, ainsi que des spécialistes du groupe pétrolier italien ENI alors présidé par Enrico Mattei sans parler du journaliste suisse, Charles-Henri Favrod, qui a permis la médiation. Peut-on imaginer la situation surréaliste d'un FLN qui aurait refusé de négocier avec la partie française en 1962 ? Le drapeau français flotterait encore sur la Grande Poste… Et la Place Emir Abdelkder s'appellerait encore Place Bugeaud. «La négociation est un fait typiquement humain, peut-être parce qu'elle requiert le recours au langage, peut-être parce que la résolution des conflits entre les personnes et les groupes appelle le remplacement de certaines lois de la nature par les règles de la culture», dit le grand psychanalyste Didier Anzieu. Dialoguer c'est donc être capable de culture, c'est-à-dire simplement d'humanité, c'est donc être différent de celui qui brandissait une massue durant la préhistoire. Le dialogue est un Doit fondamental La négociation est un Droit que l'humanité, la civilisation, donnent au faible pour se défendre. La négociation met un terme aux guerres de Trente ans, aux guerres de Cent ans, aux génocides à grande échelle, comme elle empêche d'aller à la «solution finale». C'est un Devoir du fort envers le faible, et un Devoir du faible envers lui-même. Les travailleurs en grève ont le droit et le devoir d'aller aux négociations comme le prescrit toute loi du travail. Au-delà d'un certain seuil, la grève devient contre-productive voire, une menace contre leur propre outil de travail car elle pourrait mener à sa fermeture ou sa faillite. Il est un seuil où le faible doit arrêter la guerre et exiger des négociations pour stopper l'hémorragie subie sur le champ de bataille. S'il sait négocier, il perdrait beaucoup moins que ce qu'il aurait encore perdu en continuant la guerre. Aucune logique, aucun prétexte, aucun argument de quelque ordre qu'il soit, surtout moral, ne justifie de casser son propre outil de travail, de détruire son pays en s'entêtant à refuser de négocier avec l'autre partie. Nul ne peut cracher sur ce droit inaliénable qui, selon Didier Anzieu, est l'expression de la culture qui a remplacé la nature dans un stade de l'évolution de l'esprit humain. C'est donc revenir au stade primitif de la nature que d'aller contre des principes que la culture donne à l'humain pour civiliser sa vie en groupes, en communautés, en nations. C'est dans ce sens que l'ONU écrit : «Le dialogue est une manifestation de la démocratie. Il intègre en effet inclusion, participation, appropriation et viabilité qui en sont des corollaires» (ONU, 2008).Alors que la négociation est considérée comme une vertu fondamentale de l'homme civilisé, de la vie dans la cité, de la polis, en Algérie même des avocats ― célèbres, en plus ― appellent à refuser la négociation avec le pouvoir... Or, ils sont supposés être les chantres du dialogue puisque la logique veut que le défenseur du droit soit un facilitateur des négociations, un conciliateur, un médiateur…Partout dans le monde, la négociation est un mécanisme qui fait partie intégrante du jeu et des enjeux politiques. L'expression et la représentation de la demande sociale se font par l'entremise du dialogue, et sans ces processus qui établissent le lien entre les demandeurs et les pouvoir publics, la revendication ne peut tout simplement pas aboutir puisqu'elle n'est pas énoncée clairement et de manière officielle par des représentants du camp demandeur. Comment aboutirait-elle si elle ne passe pas par le canal qui mène à la résolution du problème et à la satisfaction de la doléance ? Une crise est supposée relever d'un problème objectif bloquant La difficulté dans la crise politique algérienne est qu'elle n'ait pas de porte-parole. C'est pour cela qu'il faut saluer la création de la Commission du dialogue, qui comble ce vide. Les manifestants du Hirak post-Bouteflika énoncent des slogans contradictoires puisqu'on y entend même l'antienne du FIS, en plus des slogans sécessionnistes et factieux. Ce ne sont pas l'argumentation et l'analyse qui priment mais l'invective, les idées préconçues, les a priori, les accusations gratuites et l'anathème contre le pouvoir et contre le «système» que l'on croit remplaçables comme une quelconque pièce détachée en remplaçant des hommes, alors que l'Occident a mis au moins trois siècles pour bâtir sa démocratie, ce modèle de gouvernance dont la planète est devenue friande depuis le triomphe récent du néolibéralisme. Et que répondre à ceux qui refusent le dialogue au prétexte que l'autre partie ne le mériterait pas, ne voudrait pas, serait fasciste, fermée ? Dans une crise, il n'y a que deux issues, celle du dialogue et celle de la massue. Une crise est supposée relever d'un problème objectif bloquant (salaires, frontière géographique ou toute autre revendication). La crise algérienne actuelle ne se justifie par aucune considération logique, par aucun problème objectif : elle est basée sur des suppositions, des considérations d'ordre subjectif qui ont subitement apparu après la démission de Bouteflika, alors que la majorité des Algériens ne demandait même pas cela, puisque la revendication unique était «Non au 5e mandat». Cela, puisque la revendication unique était «Non au 5e mandat». Les innombrables nouvelles revendications n'ont donc rien à voir avec la revendication initiale, populaire, qui n'était même pas celle de la totalité des Algériens car Bouteflika avait aussi de nombreux sympathisants. Cela, les partis politiques le savent, puisqu'ils connaissent leur place réelle dans l'échiquier politique national, avec des chiffres exacts pour chacun d'eux, chiffres de représentation réelle au niveau populaire qui n'ont rien à voir avec leur représentativité surréaliste au niveau de l'APN. Certains de ces partis politiques adoptent le boycott comme mode de fonctionnement, se coupant des masses auxquelles ils donnent l'impression que le vote est un outil superfétatoire, superflu, inutile, et qu'on peut faire de la politique sans passer par cet instrument fondamental de la démocratie qu'est le scrutin. Aujourd'hui, alors que la crise est là, grave, menaçante, empirant de plus en plus tant sur le plan économique que sur les plans social, politique et même sécuritaire, ces partis inventent une troisième voie face à la crise : le NI-NI. Ni négociation, Ni guerre ! Ni guerre, Ni paix ! Stratégie de l'autruche. Alors qu'un parti politique est, qu'il le veuille ou non, partie prenante d'une crise politique et donc en devoir de la résoudre, nos partis restent sur la marge comme s'ils n'étaient pas concernés. Ce n'est pas la première fois : depuis 1990, on les a rarement entendus se prononcer sur plusieurs problèmes d'ordre économique, social, culturel, sportif... Le parti dissous se saisissait des crises pour faire avancer son projet. Ces partis cachent leur tête lorsqu'il y a crise, croyant y échapper. Au Bengladesh, l'État et les partis politiques ont créé une instance de dialogue appelée Centre de Dialogue Politique qui tente de fédérer les acteurs sociaux et politiques en présence mais il s'oppose à la résistance des groupes fondamentalistes. Mustafizur Rahman, le Directeur exécutif de ce Centre for Policy Dialogue, dit que les fondamentalistes refusent le dialogue et que leur idéologie était réfractaire à cette option. En Algérie, les terroristes de l'AIS n'ont accepté de négocier que lorsque leurs pertes étaient devenues importantes. Le général Lamari, chef des armées, a dû, au péril de sa vie, se déplacer lui-même jusque dans les fiefs des terroristes pour commencer l'entame du dialogue. De nombreux exemples, y compris celui des talibans afghans actuellement, montrent que les groupes les plus extrémistes finissent par négocier. Le commandement militaire est puissamment solidaire du chef d'état-major Que se passe-t-il donc aujourd'hui en Algérie ? Pourquoi ce blocage ? S'il ne fait aucun doute que le Hirak n'obéit pas uniquement à des injonctions nationales, et que les pressions du FIS et du MAK y sont pour beaucoup dans son maintien, il est difficile de comprendre la position des partis politiques algériens, qui n'obéit à aucune logique et aucun bon sens, en plus d'être basée sur une ignorance totale de la réalité du terrain, croyant que des millions de citoyens voudraient la solution radicale des «dégagistes». La logique veut qu'une formation politique base son analyse sur des données empiriques, et non pas sur les déclarations de quelques journalistes et de réseaux sociaux, en plus du fait que la sécurité nationale, l'économie et la stabilité sont supposées être des lignes rouges à partir desquelles la logique d'appareils laisse place au devoir envers la nation et le peuple. Or, outre les dégâts énormes dans notre économie, cette instabilité et ce pourrissement qui durent ― deux élections non tenues ― ont considérablement affaibli la stature de notre pays, ébranlé sa prestige, en plus de créer des risques de dérapage du pouvoir dans un sens que nul ne peut prévoir. Le Commandement de l'ANP est fermement solidaire du chef d'État-major et vice-ministre de la défense dans cette énorme tempête, et c'est pour cela et seulement pour cela que la justice algérienne a pu mettre sans trembler non seulement Sellal et Ouyahia en prison mais des intouchables extrêmement puissants comme Haddad, Tahkout, Kouinef… Aucun président civil qui ne soit fortement soutenu par l'armée n'aurait pu enfermer ces éléments de l'ancien «système» sans le payer de sa vie. C'est pour cela que cette opération «Mains propres», la plus grande que l'humanité ait connue, relève d'une stratégie de sécurisation de l'État d'un très haut niveau. Seule une armée puissante sur le plan de l'analyse politique comme de l'analyse sécuritaire peut mener une opération aussi délicate et lourde que celle-ci, opération devant laquelle celle menée par le président Poutine contre la maffia russe (à partir de 2000) est un jeu d'enfant, puisque la corruption algérienne est devenue institutionnelle en pourrissant le sommet par le détournement de l'argent public et l'octroi illégal de projets publics, alors que la mafia russe s'était développée grâce au racket et à la criminalité et concerne essentiellement le secteur privé. M. Ahmed Gaïd Salah n'aurait jamais pu initier cette opération de nettoyage s'il ne jouissait du soutien total et puissant de tous ses collègues. Ses innombrables et fatigantes missions dans les différentes régions du pays attestent que la collégialité décisionnelle est un élément déterminant de cette stratégie assumée par l'ANP afin que la transition soit pacifique, sans effusion de sang et, surtout, sans tentations prétoriennes, en espérant que Dieu écoute ce vœu pour notre glorieuse armée et qu'elle rester définitivement entre de bonnes mains. Ceux qui renvoient à l'historique du Chef d'État-major font preuve d'intolérance, en refusant le rachat et le repentir, en plus de leur ignorance de l'éthique de l'Armée Nationale Populaire, de son professionnalisme et de son légalisme. Quant aux cas de Ghediri, Tewfik, Tartag, Louisa Hanoune, Rebrab et d'autres personnes emprisonnées, l'erreur judiciaire est universelle et la justice algérienne n'en est pas exempte : ceci n'est donc pas un argument pour refuser le dialogue, en plus du fait que cet élément plaide pour l'urgence d'un président élu, qui décidera aussi de la nomination des nouveaux responsables militaires et de la défense. Toute crise, selon le politologue allemand Fritz Scharpf, renvoie avant tout à une crise de la médiation sociale (input democracy). La faillite des partis politiques et de la société civile algérienne est patente, même si une crise est aussi due aux mauvaises solutions que le système politique peut fournir à la société (output democracy). Contrairement à ce qui est généralement attendu des partis politiques et contrairement à ce qui se passe dans les démocraties bien ancrées où les formations s'investissent dans la médiation sociale pour récupérer les dividendes politiques de leur action, les formations algériennes brillent par leur absence lors des crises, soit là où elles devraient être archi-présents. «[…] les différentes situations de négociation enclenchent des mécanismes sociaux spécifiques», écrit Olivier Giraud («De la démocratie de négociation à la démocratie délibérative»). Il ajoute : «Dans les situations de négociation au sens de bargaining, les discussions sont centrées sur l'échange, les concessions, les compensations, les décisions paquets, etc. Ces processus peuvent permettre de dégager des issues, notamment dans la mesure où chaque partenaire obtient des éléments dans les aspects qui comptent pour lui.» Le pouvoir n'a pas cessé d'appeler au dialogue Toutes les lois sur le travail insistent sur l'importance de la négociation et du dialogue, pour satisfaire les revendications des travailleurs et préserver ceux des propriétaires sans nuire à l'outil de travail. Le droit à la création des syndicats s'inscrit dans cette optique de bargaining nécessaire à la bonne marche de l'entreprise économique. En politique, même les coalitions entre partis politiques résultent d'âpres négociations mais aussi de concessions, car le principe de conciliation est toujours actif dans le cadre du dialogue. Les conséquences de l'absence de négociation sont graves et résultent en impasses politiques, professionnelles, sociales, tribales… C'est le cas en Algérie. Certaines impasses peuvent avoir des causes objectives. Or l'impasse algérienne n'aurait jamais dû se poser, elle n'est liée à aucune raison rationnelle, à aucun problème avéré, mais le résultat d'accusations et de préjugés sans fondements, en tout cas non prouvés. Aux yeux de la loi et même du simple bon sens, c'est celui qui refuse le dialogue qui a tort : or, le «méchant» pouvoir algérien n'a pas cessé d'y appeler depuis des mois. Il a organisé une élection boycottée par les partis politiques sans donner de raisons, en suivant le mouvement Hirak post Bouteflika au lieu de faire leur propre lecture de l'histoire. Leur déconnexion de la réalité leur a fait prendre un mouvement marginal au sein de la société pour un mouvement capital, en «avalant» les chiffres extravagants de millions de manifestants. Éduquer à la démocratie, c'est stimuler l'esprit critique. Comment un parti politique peut-il le faire s'il en est lui-même dépourvu ? En défaut avec la loi sur les partis, les nôtres n'expliquent pas, n'enseignent pas, ils sont dans les accusations, les préjugés, les a priori, c'est-à-dire tout ce qui réfute l'esprit critique et ce qui construit, puisque l'anathème remplace l'analyse. On ne forme pas des citoyens conscients, responsables, capables de défendre leurs droits, ni à ancrer la démocratie avec cette méthode qui, au contraire, crée la défiance envers l'État, considéré non pas comme un partenaire mais comme un ennemi. Les partis politiques eux-mêmes reprennent les slogans des hirakistes exigeant de «dégager le système», alors que des dizaines de politologues ont traité de ce sujet de la transition démocratique, qui nécessite des années pour arriver à une démocratie consolidée, bien assise. L'Algérie a commencé sa transition démocratique en 1980 ou, disons, en 1989, avec la nouvelle constitution, et les avancées sont énormes en la matière en comparaison avec des pays d'Afrique et même d'Asie ou d'Amérique latine, même si des pays ayant engagé leur transition en même temps que nous sont plus avancés (Corée du Sud, Taïwan, Pérou, Mexique, Chili, pays de l'ancien bloc de l'Est…). L'ancrage de la démocratie dans ces pays ne s'est pas fait par simple volition mais par la démocratisation des partis politiques eux-mêmes, par leur «civilisation» et leur «professionnalisation» pour utiliser deux concepts fondamentaux de Samuel Huntington au sujet de l'armée. Et on ne peut parler sérieusement de changement de système sans changer les partis politiques eux-mêmes, car leur sérieux et leur représentation sont des conditions fondamentales de la démocratie. On ne peut pas faire avancer une charrue si on n'a pas de bœufs : ils font partie intégrante du système. Si un système politique est bloqué, c'est parce que le contrepouvoir l'est : de nombreux politologues ont également traité de ce sujet : Huntington, Morris Janowitz, C. E. Welch, Lucian W. Pye, Croissant, Maurice Duverger, C. Graig Jenkins, A. Kposowa, J.S. Coleman, Aristide Zolberg… Beaucoup de politologues et de sociologues africains ont également écrit sur cette question, depuis au moins trente ans : Ali Mazrui, Idrissa Kimba, Amzat Boukari Yabara, Biléou Sakpane-Gbati… Les politiciens algériens font de la politique avec les instruments d'analyse du 18e et du 19e siècles et uniquement avec des outils français. De 1962 à 1980, l'Algérie s'est attelée à la construction de l'État-nation qui était inexistant, en consolidant la conscience historique, et surtout en mettant en place des institutions. Sur le plan infrastructurel, Boumediene a carrément sorti le pays du Moyen-âge pour le propulser dans la modernité sur les plans économique, social, culturel... Depuis 1989, les institutions nationales sont consolidées mais il semble que ce sont les hommes qui font défaut pour qu'elles s'arriment à une démocratie réelle. On ne peut donc changer profondément le système politique algérien sans changer les partis et mettre à jour toute la classe politique, qui sont des pièces essentielles du moteur. Or les pièces qui sont l'une des causes de la panne exigent le changement de la mécanique en occultant leur propre carence, disons, les questions électriques du problème. C'est mettre la charrue avant les bœufs que de vouloir chasser le système sans avoir de formations politiques et des élites opposantes capables de le remplacer. C'est jeter le pilote par-dessus bord en plein vol. Le changement du système exige donc la réinvention des partis afin de permettre à la population de formuler ses doléances, de renouveler ses élites en permanence, car dans une démocratie il faut un contrepouvoir-courroie de transmission. La courroie d'entrainement est actuellement cassée. Les bœufs sont malades et ne tirent pas la charrue de l'État qui s'est alors assoupi dans la corruption, le clientélisme, la bureaucratie… Si elle ne réforme pas la carte des partis, pour passer de l'atomisation partisane à une centralité partisane, l'Algérie restera dans la bipolarisation FLN-RND, les deux partis les plus forts, comme dans le système anglais et américain. Plusieurs pays ont limité le nombre de partis, afin d'avoir la diversité des opinions politiques et idéologique sans causer une déperdition des électeurs vers des formations sans consistance. Les leaders politiques ou d'un mouvement de masses ne se donnent pas, ils s'imposent eux-mêmes par leur intelligence et savoir-faire. Lech Walesa ou Vaclav Havel, Gandhi, Mao ou Nehru se sont imposés par leur charisme, et c'est cela qui leur a donné leur légitimité au sens wébérien du terme. Des partis politiques sans légitimité peuvent-ils exiger un nouveau contrat politique et social sans avoir fait leur propre autocritique ? Comment faire une constituante avec 60 partis ? Comment pourraient-ils s'entendre ? Issue d'une constituante, la constitution tunisienne mi-figue mi-raisin, inodore et incolore, est en train de bloquer le pays au lieu de le faire avancer alors qu'elle a exigé deux années de palabres. Il est à espérer que nos partis sortent des logiques d'appareil lors des crises nationales pour adopter une logique patriotique comme c'est le cas dans toutes les démocraties occidentales qu'ils prennent pourtant en exemple. L'urgence est de faire sortir le pays de cette crise politique qui a engendré des dégâts économiques qui empirent de plus en plus. L'urgence, c'est d'appeler à aller au vote, afin de consacrer l'outil de légitimation essentiel de la démocratie qui a été mis à mal autant par les partis que par l'État.