À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu'entraîna l'acte odieux adopté par le Parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu'île de Sidi Fredj, amenant ainsi l'Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance... L'avenir, dit l'auteur de la « Lettre à René » en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n'a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes. Analysons l'écrit de Tocqueville et arrêtons-nous sur les termes «lumières éteintes», «les hommes de loi», «la société musulmane misérable, désordonnée, ignorante et barbare qu'elle ne l'était», c'est-à-dire qu'il réfute l'existence de ces imperfections chez notre société. En d'autres termes, elle n'a jamais été misérable, désordonnée et ignorante. C'est alors que nous nous écrions, non pas «Euréka», mais simplement CQFD ! comme en mathématiques, cette discipline qui a été bien prise en charge par la société algérienne avant qu'elle connaisse les affres du colonialisme. René, mon ami, J'en arrive à la fin..., au dernier chapitre de ma lettre. D'emblée, je te demande d'accepter ces surprenantes et douloureuses informations que je suis forcé de te communiquer. Je te demande aussi de comprendre mon amertume et celle des miens quand nous évoquons les moments très difficiles que nous avons vécus sous le joug de tes ancêtres. Je ne voudrais pas toucher ton amour-propre, ni même te choquer et te provoquer en te racontant des faits et des situations insoutenables. De même que cette correspondance que je t'adresse n'est pas un pamphlet dirigé contre tes parents, voire contre ton peuple, que je respecte beaucoup – je tiens à le réitérer –, c'est un constat réel pour t'expliquer que la «pacification» de notre pays ne s'est pas faite dans le calme, l'entente et la concorde, comme exhortée par les tiens, dans des notes grimées. Elle s'est faite dans l'humiliation, l'oppression, le sang et la barbarie. Ainsi donc, je prends mon courage à deux mains et je t'écris, peut-être aussi pour répondre, à travers toi, aux apprentis sorciers qui, profitant de tristes circonstances, font fi de certaines approches qui ont été opérées et des étapes qui ont été franchies, après notre indépendance, pour nous plonger dans des débats stériles qui créent malheureusement l'animosité, suscitent des haines et des passions et nous mènent droit vers la rupture. Aussi, avant d'ouvrir ce chapitre, je voudrais te poser une question, une seule. Bien sûr, je ne m'attends à aucune réponse de ta part..., honnêtement et sincèrement. Mais je te la pose quand même pour que tu prennes conscience de la situation dramatique dans laquelle nous vivions tous, c'est-à-dire les «indigènes», comme moi, dans ce pays qui vous plaisait tant pour ses richesses et son soleil et dont vous tiriez le maximum de profit. Savais-tu René, toi le camarade de classe, qui me côtoyais tous les jours, sans me connaître, que trop de choses nous séparaient ? Savais-tu au moins dans quelles conditions pénibles je vivais ? Non ! Tu ne le savais pas, parce que tu n'as jamais essayé de m'approcher d'une manière fraternelle ou, à tout le moins amicale, pour t'apercevoir que nous n'avions rien en commun et que trop d'incompréhensions et énormément de choses nous éloignaient. En effet, énormément de choses nous éloignaient, hélas ! Ne l'avais-tu pas senti quand, jamais – et tu le sais – nous n'avons eu l'occasion de parler d'un sujet qui nous intéressait. Nous n'avons jamais eu à jouer ensemble..., même pas aux billes par exemple, ou à cache-cache, dans cette splendide place romaine qui voyait grouiller les enfants de notre âge, pendant les vacances ? Non, René, tu ne l'avais pas senti..., j'en suis sûr. Par contre, il y avait ceux qui voyaient très bien ce mur d'airain, ce mur de la honte qui était dressé entre nous et qui nous séparait. Il y avait de bons citoyens français à l'image de cet instituteur, devenu par la suite inspecteur de l'enseignement primaire entre 1920 et 1935, Albert Truphémus, qui écrivait des propos pleins de bon sens dans «La petite république libre du yaouled de Biskra», en 1931, introduisant ainsi une note discordante dans les festivités du centenaire de l'expédition du 5 juillet qui se voulaient grandioses. Que disait-il ? Eh bien que : «Nous nous louons d'être des civilisateurs désintéressés. C'est le mensonge permanent, le mensonge grossier dont nous camouflons notre geste. Nous n'avouons jamais ni aux autres ni à nous-mêmes, que c'est par gloutonnerie que nous avalons sans les digérer les colonies, l'Algérie, le Tonkin, la Tunisie, Madagascar, le Maroc... Et au-delà de nos petits yaouleds abandonnés à eux-mêmes par dizaines de milliers dans toutes nos villes du Nord africain, je pense encore au demi-million d'enfants indigènes qui poussent au hasard des champs après cent ans bien sonnés d'occupation française. Voilà qui met au point bien des mensonges officiels que nous nous octroyons avec une si balourde impudeur. Le problème est insoluble». C'est pour cela qu'aujourd'hui, des années après cette longue période dramatique, je me permets de te raconter ce que j'ai enduré, dans cette Algérie qui vous «appartenait» entièrement et que vous avez baptisée «Algérie française», sans notre consentement. D'ailleurs, les tiens ne scandaient-ils pas, sans conviction et sans conscience, ces chimériques slogans : «La Méditerranée traverse la France, comme la Seine traverse Paris» ou cet autre : «De Dunkerque à Tamanrasset, nous sommes tous Français» ? Oui, sans conviction, et j'ajouterai avec une singulière perfidie, car ils ne nous accordaient même pas le minimum de ce qu'exigeaient d'eux ces slogans scandés à tue-tête. Après cela, je te parlerai, dans ce même chapitre de la douleur de mon peuple, de tout mon peuple, pendant les années de braise quand tes ancêtres se pavanaient comme des seigneurs incontestés. René, mon ami, Comprends que ce que je vais te dire n'est pas le résultat d'une quelconque émotion qui modèle des pensées partisanes et choquantes, mais une triste réalité vécue durant 132 ans par les Algériens. Commençons d'abord par la mienne. Mon père, que je n'ai connu que cinq ans après ma naissance – je dirai pourquoi, par la suite –, ne m'aurait jamais permis de me taire devant les inepties de tes collègues de l'Assemblée nationale..., que dis-je, devant leurs provocations, étonnantes et singulières à la fois, même s'il m'adjurait constamment d'œuvrer, en bon altruiste, pour l'entente et la concorde entre les gens. Il me donnait de bonnes leçons de savoir-faire et me conseillait d'aller vers le rapprochement, la paix et la souveraineté des peuples. Est-ce pour cela que j'ai épousé une carrière politique qui m'a permis d'avoir de nombreux et solides contacts avec de hauts dirigeants dans le monde et connaître les nécessités et les exigences de ces peuples qui luttaient – et qui luttent, jusqu'à présent – pour leur dignité et leur souveraineté nationale ? Est-ce pour cela qu'aujourd'hui, en homme conscient, aimant profondément mon pays et mes amis de partout, je dois me taire devant leur inconduite et leurs écarts et peut-être hocher ma tête en guise d'agrément ? Dois-je leur dire merci pour le «bien-être», la liberté et l'égalité que nous a apportés le colonialisme, tout au long de leur règne qui nous semblait interminable ? Dois-je accepter et même applaudir une loi indélicate, pour ne pas dire injurieuse et blessante, venant de soi-disant représentants de ce peuple qui conduisit une formidable Révolution en 1789, qui fut le premier à avoir adopté et annoncé cette fameuse déclaration des «Droits de l'Homme et du citoyen» et qui, et ce n'est pas de moindre importance, fut à l'origine de cette célèbre devise de la République «Liberté, Egalité, Fraternité» ? Non René, je dois dire non à ces messieurs, les apprentis sorciers ! Mon père m'en voudrait et, de là où il se trouve pour son repos éternel, il m'aurait exhorté à leur rappeler ce qu'il a enduré sous la dictature colonialiste et ce que nous avons supporté à cause de lui, ma famille et moi. Ce n'est pas dans le but de les «apetisser» aux yeux du monde – celui-ci connaît ce qu'ont commis leurs ancêtres en Algérie et ailleurs, dans d'autres colonies –, mais pour dire que si nous nous élevons contre certaines décisions injustes et outrageantes, c'est parce que nous avons notre logique et des raisons valables que nous mettons en exergue pour «démonter» cette légendaire «qualité» de la présence coloniale dans notre pays. Oui, pour la «démonter pièce par pièce», c'est-à-dire à coups d'arguments solides et de preuves palpables et faire découvrir aux jeunes ce prétendu rôle positif, dont certains ne cessent de se vanter ou de se réjouir, c'est selon. Mais savent-ils au moins – toujours ces apprentis sorciers –, que «nous sommes si aveugles, que nous ne savons quand nous devons nous affliger ou nous réjouir...», comme disait si bien Montesquieu ? René, mon ami, Permets-moi d'abuser encore de ta patience pour m'adresser au député que tu es, ce député de l'Assemblée nationale française, né dans les années dures, pendant la Seconde Guerre mondiale. Je te demande de me suivre attentivement, pour savoir, à la fin de cette correspondance, hélas pénible mais surtout franche, que tu avais raison de ne pas suivre des cafardeux dont le seul but était de séparer deux peuples qui font le maximum pour s'élever au-dessus de leurs mauvais souvenirs et oublier la sale marée de leurs rancœurs. En t'écrivant tout cela, dans ce style, je veux te convaincre de la sincérité de mes propos et de la noblesse de ma position à ton égard. Et je me remémore. C'est douloureux René... En classe, tu étais assis devant, moi derrière. C'était la place de l'indigène. En récréation, rappelle-toi..., nous jouions dans des camps différents. Même tes parents ne voulaient pas que tu joues avec moi. Ils ne voulaient pas te voir «attraper la gale» en te frottant à un «bicot», comme moi. Tu avais ton groupe, j'avais le mien. Le tien avait plus de considération, plus de moyens. Il bénéficiait d'une grande attention. Dans ton groupe, on grignotait des biscuits au beurre, pendant ce quart d'heure de pause. Dans le mien, on pensait à nos pères et à nos frères qui se trouvaient dans les geôles froides et rébarbatives de ces nombreuses prisons qui se multipliaient très vite et qui parsemaient le pays. Dans le mien, nous ne parlions pas du repas de midi et encore moins de sa qualité ou de ses vertus, parce que nous ne savions si nous allions manger ou pas. Tu as été élevé dans un autre monde, René, et pourtant tu as pris aujourd'hui une résolution qui t'honore. C'est bien. Cela démontre que tu es de cette race des «humains», des véritables humains, qui savent donner à leur vie ce complément indispensable de qualités morales qui les anoblit et les dispose parmi les citoyens fidèles à leur position et à leurs repères. Continuons sur nos deux conditions d'hier, pour dire le fossé qui nous séparait. Ton père – toujours dans mon imagination – travaillait aux Contributions diverses, c'était un inspecteur des finances, un poste important en ce temps-là, qui lui donnait un certain rang dans votre société. Ta mère, également dans mon imagination, était institutrice. Tu avais tout pour vivre heureux, pour manger à ta faim, pour sortir le week-end avec tes parents, pour voyager pendant les vacances, enfin pour avoir tout ce que pouvait avoir un enfant de ton âge, pour qu'il grandisse harmonieusement et s'épanouisse dans la chaleur d'un foyer heureux, sain et équilibré. En somme, tu avais tout pour évoluer dans le bien-être, le bonheur et la plénitude. Je t'enviais pour tout ce que tu possédais, mais je n'éprouvais, à ton encontre, aucune jalousie morbide, ranchement. (A suivre)