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A la mémoire de Abderrahmane Rebah (25 janvier 1949 – 5 août 2020)
Il y a 60 ans, le bac 1962
Publié dans La Nouvelle République le 03 - 08 - 2022

Il y a eu 700.000 candidats à la session de juin 2022 du Baccalauréat, cent fois plus qu'à la session de juin 1965, où nous étions 7.000 à passer l'examen. En octobre 1962, trois mois après la proclamation de l'indépendance et un été perturbé et sans vacances, consacré à préparer une épreuve annoncée dans des conditions inédites, 3.000 candidats se sont présentés à l'examen du Bac, surtout des Algériens (la plupart dans les filières scientifiques) et très peu d'Européens. 7.000 candidats étaient absents, Pieds-noirs partis en France avec leurs familles.
Dans sa communication intitulée «Le baccalauréat algérien (1858-2008). Un parcours heurté et inachevé», qu'il a présentée à un colloque tenu à Lille (France), du 14 au 16 mai 2008, feu Abderrahmane Rebah a caractérisé l'année 1962 comme «une année particulière dans l'histoire du baccalauréat». Il cite un décret français du 30 juin 1962 «portant création d'une session spéciale de baccalauréat en faveur des candidats d'Algérie». «Preuve du prestige social élevé associé à ce diplôme, le baccalauréat a fait l'objet d'une mobilisation conjointe des autorités algériennes et françaises pour permettre aux 12.500 candidats (Européens et Algériens) touchés par les événements de l'année 1961-1962 de passer leurs examens en octobre 1962», écrit Abderrahmane Rebah. Naturellement, pour les Algériens, les examens sont prévus en Algérie, et pour les Pieds-noirs rapatriés, en France.
Le déchaînement de l'OAS
Christian Fouchet, qui était, en 1962, Haut-commissaire de France en Algérie, avait affirmé que les examens auraient lieu à la date prévue, c'est-à-dire en juin 1962. Le conseil de la wilaya IV de l'ALN pense que «les examens du Baccalauréat pour la session de juin 1962 se dérouleront normalement en Algérie dans tous les centres où la situation générale le permettra». Il adresse une circulaire aux moudjahidine, datée du 7 juin 1962, signée par le commandant Mohamed, pour que «tous les jeunes Algériens qui s'estiment en mesure d'affronter les épreuves du baccalauréat soient encouragés à le faire dès la session de juin».
Il fait savoir qu'une session spéciale est prévue pour le mois de septembre, s'il ne sera pas possible d'organiser la session de juin, soit à cause d'une préparation insuffisante, soit à cause d'une responsabilité matérielle. En fait, l'examen du Bac ne pouvait pas être préparé dans un contexte marqué par le déchaînement aveugle et criminel de l'OAS (Organisation de l'armée secrète, de tendance néo-nazie, créée par les fanatiques de l'Algérie française).
L'OAS s'est lancée en 1961 dans une tentative désespérée d'empêcher la victoire des Algériens qui ont lutté pour libérer leur pays occupé par la France depuis 1830.
Quand les assassinats, par balle ou par lynchage, et les plasticages commis par l'OAS ont redoublé d'intensité, les premières semaines de 1962, les familles algériennes ont été contraintes à un exode interne vers les quartiers musulmans et les zones rurales. Les élèves musulmans, scolarisés dans les écoles primaires et les collèges et lycées d'Alger, ont alors été obligés d'arrêter les cours. L'année scolaire était également compromise pour les enfants Pieds-noirs dont les familles ont commencé à quitter l'Algérie après l'annonce de l'entrée en vigueur du cessez-le-feu le 19 mars, à cause du climat de peur créé par l'OAS.
Le 9 avril 1962, à la suite d'incidents au lycée Gauthier (actuel lycée Omar Racim,) et au lycée Bugeaud (lycée Emir Abdelkader) provoqués par les éléments OAS ou proches, les Facultés et lycées d'Alger ont été fermés «jusqu'à nouvel ordre».
Le gouvernement français n'a pas attendu la signature de l'accord de cessez-le-feu, pour réfléchir aux «mesures d'aide aux rapatriés qui seront accordées aux Français d'Algérie».
C'est Robert Boulin, secrétaire d'Etat aux rapatriés depuis mai 1961, qui en était chargé. Les autorités en France ont pensé aussi aux régions où les Pieds-noirs pourraient s'installer et là où il ne fallait pas qu'ils aillent (la région parisienne, par exemple, «saturée», disait-on).
Les jeux sont faits
Un mois après le cessez-le-feu, les dispositions annoncées par le journal colonialiste La Dépêche Quotidienne montrent clairement que les jeux étaient faits. Pour ce qui est des examens du Bac, ils sont envisagés dans leur session d'octobre 62 et l'équivalence du diplôme qui sera passé en Algérie est rappelée. La presse consacre une rubrique quotidienne à un Guide du rapatrié et donne chaque jour des informations sur les conditions de transport par voie maritime d'Alger vers la France. Il s'agit de répondre aux deux principales préoccupations des Pieds-noirs : le départ d'Algérie et l'installation en France. On leur fait savoir que des compagnies aériennes offrent des réductions de 50% sur le billet aller-simple vers la métropole. La fuite des Pieds-noirs est massive. Des bateaux supplémentaires sont prévus.
Le rythme des départs est accéléré par la montée de la violence pratiquée par les milices de l'OAS. Le 2 mai, l'attentat à la voiture piégée devant le centre de recrutement des travailleurs, tous Algériens, du port d'Alger, fait 200 morts et plus de 250 blessés. Le 7 juin, à la mi-journée, l'OAS met le feu à la bibliothèque de l'Université d'Alger (BU), en faisant exploser trois bombes au phosphore. 600.000 livres brûlent sous les applaudissements d'une petite foule de partisans de l'Algérie française, parmi lesquels des étudiants Pieds-noirs.
Du 1er au 25 juin, 165.000 « réfugiés d'Algérie » ont transité par Marseille. Sur les plages et dans les forêts habituellement fréquentées par les Pieds-noirs, il y a nettement moins de monde.
Le 26 juin, le calme commence à s'installer progressivement à Alger; les facteurs distribuent à nouveau le courrier, mais la session de juin de l'examen du Bac est compromise, à l'exception de Constantine, Batna, Bône (Annaba), Philippeville (Skikda), ­Orléansville (Chlef) et Tlemcen, où, au total, 2.000 candidats se seraient présentés pour les deux parties de l'examen (probatoire et Bac), à la session normale de juin 1962. A la proclamation de l'indépendance, le 5 juillet, des millions d'Algériens descendent dans les rues d'Alger et des grandes villes pour manifester pendant des jours et des nuits leur joie et fêter la fin du colonialisme. Mais, durant tout l'été, une crise politique au sommet, prolongée par des affrontements armés fratricides, entraîne le risque pour l'Algérie indépendante de sombrer dans l'anarchie. Le soir du 29 août, des milliers de manifestants, la plupart jeunes, sont dans la rue à Alger pour crier « Sebaa s'nine ! Barakat», (Sept ans ! Il y en a assez !). A sa façon, le peuple algérien est intervenu pour imposer l'entente et la paix dans son pays enfin libéré. A Alger, le calme est rétabli, au point où des Pieds-noirs qui avaient précipitamment quitté l'Algérie se sentent suffisamment rassurés pour revenir chercher leur mobilier.
Le défi du Bac
20 septembre, une Assemblée nationale constituante est élue. Le 25 septembre, l'Exécutif Provisoire remet ses pouvoirs à l'Assemblée nationale qui proclame «la République algérienne démocratique et populaire». Le 27 septembre, le Gouvernement présidé par Ahmed Ben Bella est formé. Le 30 septembre, Boualem Khalfa ouvre l'édito d'Alger Républicain par une phrase de soulagement, «Le pays est enfin doté d'un Gouvernement». L'Algérie est sortie d'une situation périlleuse. Le calendrier scolaire et le calendrier agraire imposent les premiers défis : le déroulement des examens qui n'avaient pu se tenir en juin, dont le Bac, d'une part ; les labours de l'automne, d'autre part. Simultanément avec l'annonce de la formation du Gouvernement, le 27 septembre, un communiqué de l'Inspection académique d'Alger fait savoir que les examens du baccalauréat se dérouleront dans cinq grands lycées d'Alger à partir du 1er octobre.
Les candidats algériens et européens, est-il précisé, sont invités à retirer à l'Office du baccalauréat leurs convocations individuelles.
Les examens qui vont se dérouler en Algérie – entrée en 6ème, le Brevet d'études du premier cycle (BEPC, qui deviendra plus tard BEM, Brevet d'enseignement moyen), le Baccalauréat et les examens de l'Université – ont la particularité de conclure une année scolaire et universitaire commencée dans un pays sous domination coloniale et terminée dans le même pays devenu indépendant. Pratiquement, sans rupture «pédagogique».
Le 1er octobre 1962, les épreuves écrites de la session spéciale du Bac sont organisées sur la base d'un texte réglementaire français, l'arrêté du 30 juillet 1962. Les rares témoins racontent encore des tas d'anecdotes, vraies ou fausses, sur l'ambiance dans les classes où se trouvaient des candidats «non scolarisés» qui avaient participé dans les maquis à la Guerre de libération et qui étaient fraîchement démobilisés.
Les épreuves des examens universitaires ont lieu à la même période. Les copies des étudiants sont envoyées en France pour être corrigées par les professeurs qui ont exercé à Alger puis sont partis. Les étudiants et leur organisation, l'UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), exigent d'inscrire les examens dans un cadre national. Ils demandent la correction des copies par les professeurs restés en Algérie.
Après les épreuves écrites, il faut organiser l'examen oral (il sera supprimé en 1966, pour des raisons de gestion) qui permet de repêcher les candidats au Bac ayant obtenu une note en dessous de la moyenne requise. Alger Républicain (du 15 octobre 1962) a rapporté les plaintes d'un parent de candidat confronté à la mauvaise organisation de l'oral de repêchage au lycée Gauthier.
«Il y avait beaucoup de désordre», lit-on dans un billet signé El-Mouraquib. La signalétique destinée à renseigner et orienter les candidats n'était pas au point: «Quelques inscriptions à la craie rendues vite illisibles, indiquaient que le professeur de telle ou telle matière était installé là». Le parent mécontent fait observer que «les candidats d'octobre 1962 ne sont pas des candidats ordinaires. Beaucoup ont participé à la lutte nationale. Ils savent qu'en ce moment tout est difficile, mais ils ont préparé le bac dans de mauvaises conditions et auraient souhaité passé les épreuves sans toutes ces occasions d'énervement». Il reste optimiste : «Espérons toute fois que les examinateurs, dont certains s'énervaient aussi de ce manque d'organisation, auront su se montrer très indulgents».
La première rentrée universitaire solennelle
Environ 1.200 candidats sur 3.000 ont réussi au bac à la session d'octobre 1962 et se sont inscrits à
l'Université. Ils font la connaissance des lieux à la mi-novembre. A Alger, les infrastructures d'accueil – amphis, cités et restaurants universitaires – paraissent insuffisantes. Dans la communication précédemment citée, Abderrahmane Rebah évoque la première rentrée solennelle de l'Université de l'Algérie indépendante. Elle a lieu le lundi 17 décembre 1962, à la salle Ibn Khaldoun (qui venait de prendre ce nom, le 29 novembre 1962) en présence du Président Ahmed Ben Bella. Présents également : un millier d'étudiants, une soixantaine d'enseignants, des ministres du Gouvernement fraîchement nommés, des ambassadeurs, des personnalités. Après l'hymne national Qassaman chanté par les jeunes filles de la Médersa du Clos Salembier (actuel El Madania), le Pr. Gautier, doyen de la faculté de médecine, prononce l'allocution inaugurale. Il dit ce qu'il ressent : «C'est une mission qui marquera ma carrière d'avoir à vous présenter aujourd'hui l'Université d'Alger». Le Pr. Gautier fait remarquer que «si les établissements primaires et les lycées organisent la fête de fin d'année pour la distribution des prix, l'Université, au contraire, organise la rentrée solennelle». Il explique: «L'Université attache plus de prix à l'œuvre à accomplir qu'à l'œuvre déjà accomplie». Le seul discours en arabe, au cours de la cérémonie, est celui du Pr. Sâadeddine Bencheneb, professeur de littérature et histoire arabes, qui intervient après le Pr. Gautier. Le ministre de l'Education nationale, Abderrahmane Benhamida, et le président du Conseil, Ahmed Ben Bella, feront leurs discours en français.
L'année suivante, en juin 1963, les résultats de l'examen du Bac affichés rue Edouard Cat (aujourd'hui, rue du 19 mai 1956), près de l'Université d'Alger, sont très médiocres : 75% d'échecs, surtout dans les matières scientifiques. Un nombreux courrier reçu à Alger Républicain laisse penser que les épreuves ont été difficiles. Les examinateurs s'en défendent. Ils estiment qu'il faut veiller à ne pas dévaloriser l'examen du Bac. Les parents se demandent si «des éléments réactionnaires ont agi avec zèle». La Dépêche d'Algérie, séquelle de la presse colonialiste, s'est empressée à conclure au «niveau trop faible des élèves». Décortiqués par Jacques Choukroun, journaliste d'Alger Républicain, série par série, les résultats du Bac 1963 font ressortir plutôt des taux de réussite acceptables.
Naissance du Baccalauréat algérien
En décembre 1963, le Baccalauréat algérien est créé par Décret. Il naîtra au grand jour en juin 1964. Abderrahmane Rebah l'analyse: «Il comporte deux séries: une série ''normale'' destinée aux candidats qui composent en langue arabe et une série ''transitoire'' pour les candidats qui ne sont pas encore préparés pour composer en langue arabe». Il note que «le Baccalauréat en langue française est ''transitoire''. La nuance est de taille, ceci signifie qu'il sera de courte durée et que tôt ou tard le Baccalauréat sera uniquement en langue arabe». Mais, il fait remarquer que «c'est un des rares domaines où il y a eu reconduction de la réglementation française». En effet, comme le Baccalauréat français, le Baccalauréat algérien «comporte un examen probatoire et un examen dit du Baccalauréat». L'examen du Baccalauréat se déroule une année après le probatoire en deux sessions, juin et octobre. Il comprend des épreuves écrites, orales (publiques) et pratiques ainsi qu'une épreuve d'éducation physique et sportive conformément aux programmes des classes terminales». Abderrahmane Rebah note qu'«aux deux sessions du premier Baccalauréat algérien en juin et septembre 1964, les candidats composent en majorité en langue française, le nombre de candidats reçus est de 1.200 sur 1.707 soit un taux « record » de 70,29 % ».
Première réforme en 1970 : le probatoire (1er Bac) considéré trop sélectif est supprimé. Le Baccalauréat «transitoire» comprend deux options: option arabe, avec seulement trois séries (lettres, sciences et mathématiques), et option «bilingue», et se déroule en une seule session. Première épreuve du feu dans les années 1990 marquées, comme le rappelle Abderrahmane Rebah, «par une offensive des groupes terroristes islamiques contre tout ce qui a un rapport avec l'école, le lycée, le Baccalauréat. Plusieurs écoliers, lycéens, enseignants, chefs d'établissements sont assassinés. L'institution du Baccalauréat n'est évidemment pas épargnée. Organiser le Baccalauréat, surveiller les épreuves, corriger, deviennent des tâches héroïques, soumises aux conditions nationales d'insécurité et de menaces qui pèsent sur les enseignants, les chefs d'établissements et les personnels de l'Education liés au Baccalauréat». La fraude devint fréquente. Session de juin 1992. Pour Abderrahmane Rebah, « C'est une année exceptionnelle dans l'histoire du Baccalauréat algérien. Dès le deuxième jour, le 8 juin, la presse rapporte de nombreux cas de fraude. Les autorités sont contraintes de reconnaître une fuite de sujets généralisée, assimilée à un complot politique. Le Baccalauréat sera refait, le 7 juillet, pour 245.000 candidats dont près des deux tiers en série sciences. L'examen se déroule dans un climat particulièrement tendu, après l'assassinat, le 29 juin 1992, du Président Mohamed Boudiaf. Les centres d'examen sont placés sous la «haute surveillance» des policiers et des gendarmes.
Session de juin 1993, «le taux d'admis au Baccalauréat chute à 11,9 %. Sans le rachat il aurait été de moins de 5% », relève Abderrahmane Rebah. Il note un tournant important dans le «système éducatif» : «Les parents aisés paient des enseignants pour des cours supplémentaires dans les matières essentielles. Si bien qu'un véritable enseignement «parallèle» se développe avec toutes les déviations qui l'accompagnent. Bon nombre d'enseignants font des cours de soutien leur tâche principale et leur présence au lycée la tâche accessoire».


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