Matt Kennard est un journaliste d'investigation et auteur britannique. Alors qu'il était encore journaliste étudiant, Kennard a dénoncé l'un des professeurs de son université comme un suprémaciste blanc, déclenchant une affaire internationale et conduisant le professeur à prendre sa retraite anticipée. Après avoir reçu le prix du journalisme étudiant le plus prestigieux du Guardian, Kennard a poursuivi ses études à la Columbia University School of Journalism de New York, où il a été boursier d'investigation Stabile. Après un bref passage chez Democracy Now, à New York, il a travaillé pendant trois ans comme rédacteur pour le Financial Times à Londres, New York et Washington DC, couvrant, entre autres, le Pentagone, la Maison Blanche, Wall Street et la City de Londres. Par la suite, il a écrit pour de nombreux journaux tels que le Guardian, l'Independent, le New York Times, Mother Jones, Foreign Policy, Chicago Tribune, Nation, Intercept, etc. Il a été longtemps responsable des enquêtes sur le site de journalisme d'investigation Declassified UK, dont il a été le cofondateur et qu'il a quitté ce 28 octobre. Il a réalisé des reportages dans de nombreux pays : au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en France, en Espagne, en Italie, en Pologne, au Mexique, en Colombie, au Venezuela, en Argentine, au Honduras, au Salvador, en Haïti, en Equateur, au Chili, en Bolivie, en Somalie, en Tanzanie, en Afrique du Sud, au Malawi, au Cambodge, au Myanmar (Birmanie), en Inde, en Egypte, en Tunisie, en Palestine, en Turquie, en Chine, en Ukraine et en Roumanie. Ses travaux sont traduits dans plusieurs langues dont l'arabe, le chinois, le français. Il a écrit plusieurs livres dont : Irregular Army qui enquête sur les pratiques de recrutement de l'armée américaine et révèle l'enrôlement des néonazis, membres de gangs et criminels pour servir au Moyen-Orient. The Racket expose les instruments cachés utilisés par le gouvernement américain pour exercer un contrôle économique et militaire à travers le monde. L'ouvrage comprend des reportages sur 15 pays, d'Israël-Palestine à Haïti en passant par le Mexique et l'Afrique du Sud. Silent Coup qui révèle comment les entreprises ont renversé la démocratie et qui a été traduit en français par Le coup d'Etat silencieux. Matt Kennard est un partisan de l'abolition de la monarchie britannique et de la fermeture des écoles privées. Son site officiel : https://mattkennard.tumblr.com/ Mohsen Abdelmoumen : Dans votre article « Keir Starmer's 100 spy flights over Gaza in support of Israel » (Les 100 vols d'espionnage de Keir Starmer au-dessus de Gaza pour soutenir Israël), vous parlez de l'espionnage auquel se livre le Royaume-Uni au profit d'Israël. Pourquoi d'après vous les Occidentaux, et parmi eux la Grande Bretagne, soutiennent-ils inconditionnellement Israël ? Matt Kennard : Deux arguments expliquent le soutien inconditionnel de l'Occident à l'égard d'Israël. Le premier est qu'Israël joue le rôle de satellite impérial grâce auquel les Etats-Unis et leurs alliés peuvent dominer le Moyen-Orient et s'assurer de ses ressources. L'autre est que le lobby israélien s'est emparé des systèmes politiques à Washington, Londres et ailleurs. Mes travaux me conduisent aujourd'hui à pencher pour les groupes de pression. Je pense que le lobby a développé son pouvoir à un point tel qu'il rend impossible l'émergence d'un leader politique aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni qui proposerait des politiques susceptibles de mettre un frein aux excès et aux crimes israéliens. Aux Etats-Unis, l'exemple le plus évident est l'AIPAC, qui finance directement les hommes politiques, et au Royaume-Uni, nous avons « les Amis d'Israël » du parti travailliste et du parti conservateur, qui financent eux aussi directement les hommes politiques. Mais il existe tout un autre écosystème de lobbying qui ne se préoccupe même pas d'Israël, mais plutôt de la lutte contre l'antisémitisme et du soutien à la communauté juive. Des organisations telles que l'Anti-Defamation League aux Etats-Unis et le Jewish Labour Movement au Royaume-Uni jouent ce rôle. Mais dans l'ensemble, ces organisations ont une telle emprise sur le système politique qu'il est impossible pour nos gouvernements de s'opposer sérieusement à la politique israélienne. Autant les Etats-Unis que la Grande Bretagne ne sont-ils pas coupables de crimes de guerre en soutenant Israël ? Ne pensez-vous pas que les responsables britanniques et américains doivent être traduits en justice au même titre que Netanyahou et Gallant ? Je pense que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ne sont pas que complices du génocide de Gaza. Ils y participent. Et tous les ministres américains et britanniques qui ont supervisé cette politique de participation depuis octobre 2023 devraient être traduits en justice, y compris l'actuel président des Etats-Unis Joe Biden et le Premier ministre britannique Keir Starmer. Ils ne sont pas des accessoires du crime. Ce sont des criminels qui ont perpétré le crime. Cela ne se limite pas à la fourniture d'armes, mais s'étend à la coopération approfondie en matière de renseignement entre ces pays et Israël dans le cadre de la guerre de Gaza. Cela concerne également le rôle secret que les forces spéciales américaines et britanniques ont probablement joué dans l'opération terrestre à Gaza. La CPI et la CIJ doivent enquêter et exiger de Washington et de Londres de fournir des preuves de leur guerre secrète à Gaza. A votre avis, la guerre à Gaza n'est-elle pas une guerre américaine et britannique, voire occidentale, et pas seulement une guerre israélienne ? Israël est un petit pays. Sa population est à peu près équivalente à celle de Londres. Son PIB est inférieur à celui de la Suède. Il ne pourrait pas fonctionner plus de deux semaines sans le soutien des Etats-Unis. Des responsables israéliens ont également déclaré que la Grande-Bretagne fournissait des renseignements qu'elle ne pouvait pas collecter elle-même. Il s'agit donc bien d'un génocide tripartite à Gaza : Etats-Unis, Royaume-Uni, Israël. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni aiment à prétendre qu'ils ne font que soutenir Israël, qu'ils n'y participent pas, mais les faits montrent qu'ils sont un rouage essentiel de la machine de guerre israélienne et qu'ils sont impliqués dans les opérations israéliennes. Ils prétendent cela parce qu'ils savent qu'ils participent à de graves crimes de guerre et crimes contre l'humanité, pour lesquels leurs dirigeants devraient être traduits en justice à La Haye. Quel est l'impact de la fuite du New York Times à propos du rôle secret joué par la Grande-Bretagne dans l'assaut israélien sur Gaza et quelles sont les conséquences sur les responsables britanniques impliqués directement dans le génocide commis par Israël à Gaza ? La fuite du New York Times a montré que la Grande-Bretagne avait envoyé une équipe d'espionnage en Israël dès le début du génocide. Le fonctionnaire israélien a déclaré que la Grande-Bretagne fournissait des renseignements à partir de vols d'espionnage qu'« Israël ne peut pas collecter par lui-même » et qu'elle leur apportait une « valeur ajoutée ». Cette équipe d'espionnage implique probablement le MI6 et le SAS, deux entités presque totalement secrètes de l'Etat britannique. Le Royaume-Uni refuse de divulguer à quelles parties du gouvernement israélien il fournit des renseignements ou ce qu'ils impliquent. Les Britanniques ont même refusé récemment de révéler s'ils transmettaient des informations à des fins de ciblage militaire. Mon intuition est donc que le Royaume-Uni est impliqué dans les crimes de Gaza bien plus profondément que nous ne le comprenons encore et que le secret extrême est dû au fait qu'ils ont lancé une opération de dissimulation. Dans votre livre « Racket », vous évoquez le fait que le monde est dirigé par une caste de racketteurs, de voyous en col blanc. Vous avez travaillé pendant des années pour le Financial Times et vous connaissez le système capitaliste de l'intérieur. Dès lors que le monde est dirigé par des racketteurs et des voyous, peut-on encore parler de démocratie ? La démocratie est une illusion qui permet aux puissances de l'OTAN de renforcer leur pouvoir tant en interne que sur le plan extérieur. Nous avons quelques libertés limitées en ce qui concerne la libre expression et la protestation par rapport à, disons, une dictature. Ces libertés sont réelles, mais elles sont actuellement érodées de manière spectaculaire, en grande partie pour réprimer la majorité pro-palestinienne dans le monde occidental. Les classes dirigeantes sont en guerre avec leurs populations sur la question de Gaza. Mais en termes de système politique, le système bipartite des Etats-Unis et du Royaume-Uni, ce n'est pas la démocratie. Nous sommes simplement autorisés à voter tous les 4 ou 5 ans pour l'une ou l'autre des deux factions du même parti de l'establishment, favorable à la guerre et aux entreprises. Le système bipartite est une excroissance de l'oligarchie, c'est pourquoi il est défendu si rigoureusement par l'establishment. En outre, nous avons une énorme concentration de richesses dans le secteur des entreprises, et avec la richesse vient le pouvoir. Nos gouvernements ont été contrôlés dans une large mesure par les entreprises et le pouvoir et ont été amenés à travailler dans l'intérêt du secteur privé plutôt que dans celui du public. Ce processus s'est massivement accéléré au cours des deux dernières décennies. Dans votre ouvrage magistral « Silent Coup : How Corporations Overthrew Democracy » (Coup d'Etat silencieux : comment les entreprises ont renversé la démocratie), une grande enquête couvrant 30 pays, vous révélez le comportement des multinationales. Comment expliquez-vous que les multinationales soient devenues hors de contrôle et au-dessus des lois ? N'est-ce pas dangereux que des entreprises et des multinationales dirigent le monde ? Le secteur des entreprises a intentionnellement cherché à construire un nouveau gouvernement mondial lorsque la décolonisation est devenue une réalité après la Seconde Guerre mondiale, afin de pouvoir garder le contrôle des ressources du monde en l'absence d'un empire solide qui les soutiendrait. L'un des principaux éléments de ce gouvernement d'entreprise supranational est le système de règlement des différends entre investisseurs et Etats (ISDS = Investor–state dispute settlement) qui a vu le jour avec la Banque mondiale en 1956. Ce système permet aux multinationales de poursuivre devant des instances internationales les Etats qui adoptent des politiques qu'elles n'apprécient pas. Les tribunaux accordent parfois des milliards de dollars aux multinationales en puisant dans les caisses de l'Etat. Mais ce qui est encore plus important, c'est qu'il a un effet dissuasif sur les politiques : les gouvernements ont peur d'adopter certaines politiques qui sont dans l'intérêt de leur population, de crainte d'être poursuivis par des entreprises. Cette situation a un effet dissuasif dans le monde entier. Il existe d'autres éléments au sein de cette architecture de contrôle, notamment la soi-disant industrie de l'aide, mais l'ISDS est pour moi le meilleur exemple de la façon dont cela fonctionne. Il est extrêmement dangereux que les entreprises dirigent le monde, car elles n'ont qu'une seule préoccupation : augmenter leurs profits et extraire davantage de ressources. Les Etats devraient servir de garde-fou, mais la plupart du temps, ils travaillent pour les entreprises contre leur propre population. Dans une situation où le changement climatique menace le monde d'une manière inouïe, l'humanité ne peut pas appliquer les politiques dont nous avons besoin pour éviter l'apocalypse, à savoir l'élimination complète des combustibles fossiles. La mainmise des entreprises n'est donc pas seulement dangereuse, c'est une question existentielle. Leur emprise doit être brisée pour que nous puissions survivre en tant qu'espèce. Votre livre « Irregular Army » est aussi un ouvrage magistral qui nous renseigne sur la composante militaire US ou comment l'armée américaine a recruté des néonazis, des suprémacistes blancs, des membres de gangs, et des criminels de tous bords. Une armée composée de cette catégorie d'individus n'est-elle pas un danger pour les Etats-Unis, voire pour le monde ? Pendant la guerre contre le terrorisme, les Etats-Unis ont été incapables de recruter suffisamment de troupes pour leurs forces de volontaires. Ils ont modifié les règlements pour incorporer toutes sortes d'individus peu recommandables, y compris les néonazis, les criminels et les membres de gangs. Ce fut un désastre pour les populations occupées d'Irak et d'Afghanistan et de nombreuses atrocités commises par le personnel militaire américain peuvent être clairement liées à ce changement de réglementation. Mais cela a également été et continue d'être un désastre pour la population intérieure américaine. Tous ces extrémistes formés par l'armée sont de retour aux Etats-Unis après plus d'une décennie de guerre. Ils ne deviennent pas des prêtres. Les conséquences de ce que le Pentagone a fait pendant la guerre contre le terrorisme se manifestent aujourd'hui aux Etats-Unis. La guerre est revenue à l'intérieur. Quelle lecture donnez-vous à propos de l'élection américaine qui vient de se dérouler et qui concerne le monde ? Les élections américaines ont montré une fois de plus que les Etats-Unis ne sont pas une démocratie. Les deux seuls candidats qui avaient une chance d'entrer à la Maison Blanche sont des partisans convaincus du génocide. L'un d'entre eux participe à l'attaque criminelle contre Gaza depuis plus d'un an. L'autre est encore pire. Je ne vois pas comment une conscience pouvait voter pour Kamala Harris après son rôle dans le génocide de Gaza – ou voter pour Donald Trump qui est un cauchemar pour le monde et pour l'intérieur des Etats-Unis -. Il y avait une candidate merveilleuse qui est contre le génocide et contre le contrôle de la politique américaine par les entreprises. Elle s'appelle Jill Stein et était la candidate du Parti Vert. Si elle avait fait perdre l'élection aux démocrates, cela aurait pu changer les choses positivement à long terme, car les démocrates auraient été obligés de se rapprocher d'elle politiquement pour survivre. C'était le seul espoir que je voyais dans les élections américaines. Interview réalisée par